Une nouvelle de Manou She : comme un secret.

Publié le par aloys.over-blog.com

 

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Comme un secret

 

J’avais finalement décidé de ne pas assister à l’enterrement, hantée par un sentiment d’illégitimité, d’imposture, dépassée par un chagrin qui de minute en minute étendait les tentacules de sa souffrance de plus en plus loin dans mon avenir.

Nous avions pourtant à peine eu le temps d’envisager les lendemains, occupés comme nous l’étions à habiter, définitivement nous semblait-il, le présent de l’autre. Tu es mort et je suis là, comme il y a à peine trois mois, avant notre rencontre. Mais avant tu n’étais pas mort. Tu n’existais pas. Tu étais sur une autre planète, en orbite autour d’une autre étoile, moi j’allais travailler, puis je rentrais chez moi et retournais travailler et rentrais encore, comme si c’était la chose la plus évidente qui soit, la seule que j’aie jamais imaginée. C’était ainsi, depuis toujours, petite, je me levais pour aller à l’école et rentrais le soir et mangeais dormais et retournais à l’école et ainsi de suite depuis trente ans et je croyais que c’était ça, la vie, et c’était bien. Et c’était bien, tu entends, j’étais tranquille, comme ça, avant que tu ne viennes, avec ton air gauche, me demander un annuaire, comme si c’était mon boulot de prêter des annuaires, que je n’avais que ça à faire, toute la journée à courir que de prêter des annuaires aux visiteurs perdus... Tout ça pour mourir trois mois plus tard en laissant un gouffre plus grand que l’univers dans le creux de mon être, m’abandonnant avec une esquisse de vie à jamais gravée sur mon corps, me lâchant dans le précipice des émotions sans le moindre bâillon pour faire taire mon chagrin, rien pour seulement pleurer avec ta famille qui ne me connaissait pas. Ton père, ta mère qui auraient su te faire vivre encore un peu. Me montrer des photos de ton enfance. Ton adolescence. Jules sur sa première moto, le regard fier dissimulé par le casque.

Quelque chose pour que tu ne disparaisses pas comme si tu n’avais jamais été réel, comme si ce bonheur si parfait n’avait pas été qu’une mauvaise farce, un cruel pied de nez de la vie…

J’étais passée devant leur maison, j’avais suivi de loin le cortège funèbre… Quelles larmes serais-je allée verser, moi, l’étrangère, quel réconfort aurais-je pu donner-prendre à cette famille qui t’avait vu naître, grandir, rire, à cette mère au regard effrayé, incrédule, devant la perte si inattendue de son enfant ? A qui aurais-je pu dire il m’a aimée plus qu’aucune autre, il m’a confié son bonheur…

Je n’étais rien, dans ta vie. Un silence peut-être. Une respiration. Je me suis retirée toute seule. Je me suis effacée, double clic suppr, c’est fini, Marie disparaît de ta biographie. Y avait-il seulement quelqu’un qui savait que nous devions partir ensemble le jour où tu n’es pas descendu du train gare de Lyon, ce jour où j’ai appelé sur ton portable et qu’une voix blanche m’a dit, ne m’a pas dit, n’a pas pu me dire et a donné le téléphone à une autre voix blanche qui m’a dit sans savoir quoi dire et pourtant assez pour que je saute dans le premier le TGV espérant sans même oser le murmurer des miracles de la médecine qui pas plus que Dieu ne semble décidée à soulager l’homme de sa souffrance fondamentale.

 

Je suis rentrée à Paris comme on se réfugie au sein de la mère, concentrant toute mon énergie à me projeter dans le bourdonnement frémissant de ma ville, faisant disparaître jusqu’à l’autoroute qui m’y conduisait, le regard obstinément fixé sur mon encore invisible destination, l’aéroport d’Orly, les immeubles, les centre commerciaux, la mosquée le périf la porte de pantin le bd Jaurès mes plantes dans l’appartement qui devaient manquer d’eau c’est sûr. Je m’arrêtai à la pharmacie bien décidée à étouffer ce sanglot à coup de lithium, et tiens, du magnésium aussi et de l’Euphytose et avez-vous de la verveine ou quelque chose pour dormir, et des boules Quiès aussi, je ne supporte plus le bruit des motos, c’est terrible, ça fait vibrer toute ma chair, je me sens comme écartelée.

A la maison, volets fermés, un bouquin et au lit, tant pis pour les plantes, que malgré moi je défiais de mourir… aussi.

 

Voilà.  Je ne pleurais pas trop. Trois jours au lit, un après-midi au sauna, un appel à Lucie pour lui dire que j’écourtai mes vacances. J’avais doublé la dose de lithium, de magnésium et d’Euphytose, acheté un thermos pour emporter ma tisane, ma vie était redevenue comme avant, ce n’était qu’un rêve, ou un cauchemar, rien, en somme, trois mois dans une vie ce n’était rien, les rêves non plus, d’ailleurs je n’en avais jamais eu et je retournai travailler.

Paris effaça sa plage, les enfants reprirent leur cartable et moi mon métroboulotdodo, comme si de rien était, je n’avais parlé de ma rencontre avec Jules à personne, personne ne m’en parla, même pas besoin de se taire.

Je ne tentai plus d’oublier, c’était vain, je m’accoutumais seulement à vivre le cœur serré, comme une espèce de douleur, pas violente, non, mais définitive, désespérément définitive. Je m’enivrais matin et soir du brouhaha des pas saccadés dans les couloirs du métro, des corps qui se frôlent à longueur de journée sans jamais se toucher. Comme une capoeira géante. Avec pour musique le bruit des métros sur les rames qui relancent les pas, agitent les retardataires. Celui des portes qui s’ouvrent grand pour avaler le flot continu de chair humaine. La sonnette de fermeture suspend les gestes. Les secousses du transport font vibrer les vitres, les parois et les passagers, les plongeant dans une douce torpeur, effaçant les regards, enveloppant, berçant encore et encore ces corps abandonnés sans complexe au giron artificiel et déglutis quelques stations plus loin dans le même rituel de cliquetis et de frottement, de claquement et de sifflement.

Je m’y livrai aussi avec, me semblait-il, plus de détermination que les autres, préoccupée depuis quelques jours par un appel à l’intérieur de moi dont je ne savais que penser, un appel à la vie ou à la mort,  que je tentai de faire taire, sachant que de jour en jour il se ferait plus bruyant jusqu’au moment où, si je ne prenais pas une décision maintenant, il exploserait à l’air libre braillant hurlant jusqu’à ce que je l’apaise de berceuses et de câlins mais où en trouverais-je la force ?

Pourrais-je entendre dans le cri de la vie le murmure d’un mort ?

 

Chaque jour je marchai plus vite dans les couloirs du RER pour tenter de semer mes pensées, sans réaliser, un vendredi soir, concentrée sur le bruit de mes pas, qu’un silence anormal règnait, un silence qui s’amplifia jusqu’à devenir total au moment où je débouchai sur le quai. Je n’avais jamais vu autant de monde. J’essayais d’estimer et par ce savant calcul de comprendre mais c’est dans l’immobilité et le silence absolu que je déchiffrai la réponse : un voyageur avait pris un billet sans retour.

Tout semblait changé, dans ce décor si familier : les lumières étaient éteintes, les voyageurs, brutalement kidnappés par ce drame violent, cru, se taisent si fort qu’on les entend se taire, écraser la voix intérieure qui aurait voulu parasiter les mots des agents RATP transmettant les informations à leur central et dont les éclats de voix indécents ricochent jusqu’à nos oreilles : nettoyer les voies… enlever les restes…

A l’autre bout du quai, un bébé pleurait.

D’un bout à l’autre du quai, jusque dans le tunnel où gisaient les restes de celui qui fût, les voûtes se renvoient les cris du bébé qui pleurait.

Dix, cent, mille bébés criaient.

Tous les bébés de la terre criaient.

 Tais-toi.

Chacun d’entre nous n’entendait plus que ses pleurs, attendait qu’il se taise, effaré à l’idée que ses cris puissent exprimer l’horreur de ce que nous ressentons tous. Sa maman déambulait fébrilement, le secouant plus que le berçant, les gens s’écartaient pour la laisser passer, la suivaient des yeux pour voir si elle s’y prenait bien, ne fallait-il pas faire autre chose pour le calmer ? l’un d’entre eux suggérant ‘vous devriez peut-être l’emmener ailleurs’ et la mère le regardant, perdue, les yeux pleins de larmes, n’ayant pas la force d’exposer plus longtemps son enfant à la détresse humaine mais ne sachant pas où aller pour l’en soustraire, allant et venant toujours mais désormais comme coupable, coupable de porter ce cri de vie et de révolte qui résonnait avec la mort et soudain je ne pus plus, je ne supportai plus de l’entendre, je ne contins plus l’écho qu’il éveillait dans ma chair tais-toi, tais-toi, je criai aussi, je hurlai, je courus et m’enfuis, errant longtemps dans les rues jusqu’à rentrer à pied dans le soir naissant, prendre la voiture sans même passer l’appartement, porte de Pantin, périf, porte d’Italie, autoroute A6,  Auxerre, Avallon, Pouilly… A6 que je quittai brusquement à Chalon Sud en réalisant que je m’approchais dangereusement de Lyon.

Echapper au destin. Echapper au réel qui s’obstinait à croiser ma route. Ailleurs. Une autre dimension.

J’empruntais des routes au hasard jusqu’à apercevoir un nom qui tout à coup m’apaisa. Cluny. Une abbaye, un refuge pour les égarés. Je suivis donc résolument les panneaux qui m’y mèneraient, dans une campagne obscure et déserte, soulagée de ne croiser que les faibles lampadaires des villages calmes que la nuit engloutissait derrière moi et peu à peu assez détendue pour envisager de m’arrêter quelque part pour manger, une auberge, pensais-je : j’avais changé de siècle, je me sentais au temps des auberges et des abbayes. Loin des RER et des suicidés.

A l’entrée du village suivant, passant devant une station service fermée, je réalisai brusquement que j’étais presque sur la réserve de carburant et compris en même temps que je n’aurai aucune chance, si tard, de trouver une station ouverte, sans parler d’un 24/24.

Cluny etait encore loin. Cluny se dérobait aussi. La nuit m’engloutit, à peine encore percée par les phares de ma petite voiture. Je commencai à m’effrayer à l’idée de passer la nuit seule en rase campagne. Il me fallait trouver gîte et couvert au plus tôt.

J’échouais finalement au Café Bar Hôtel Restaurant du Lion d’Or débusqué sur la place d’un petit village endormi et dans lequel, après un moment de surprise qui suspendit toute conversation, on m’offrit une soupe et un refuge pour la nuit.

 

Je dormais à peine dans la chambre vieillotte qui dégageait le renfermé et la poussière. Mais je ne m’y sentais pas si mal. Le lit ancien, la commode massive, les rideaux lourds de velours me rassuraient. Je passai les plus longues heures de la nuit assise sur une chaise grinçante qui soulignait chacun de mes frémissements, leur donnait un écho, redessinant les contours de mon corps dans le silence de la nuit. Je regardais à travers la fenêtre un paquet d’étoile jouer à cache-cache avec les nuages, je vis la rosée se déposer aux premières lueurs de l’aube, fraîche, précieuse et éphémère.

Je sortis au lever du jour marcher dans la campagne.

Je me sentais habitée.

Je suivis les sentiers escarpés qui surplombaient le village, me racontant inlassablement notre vie et son accident, notre début et sa fin, je marchais dans le jour naissant avec un trou dans la tête et un bébé dans le ventre.

Un bébé dans le ventre. Une force puissante qui multipliait ses cellules sans se soucier des tempêtes qui agitaient le monde. Et si fragile.

J’aurai renoncé à toi, ma Louisette. Je ne savais pas comment te fabriquer dans cette vie amputée. Mais là, dans ce matin tranquille qui m’offrait un lever de soleil d’une rare douceur sur le village endormi, sur les maisons basses, l’église romane, l’église des petites gens, massive, austère ; face à cette vie si discrète, qui se serait voulue invisible, habitée par des gens que ne se disaient que de passage ; face à ce village qui de chacune de ses pierres reliait le passé et le présent, je lus un signe. Je lus la patience de la vie qui se construisait minute après minute, pas après pas, si silencieusement, ma Louise que je pensais que toi et moi nous pourrions entrer dans la danse, discrètement, sans rien dire et tracer comme sur un champ labouré le sillon de notre existence, parmi d’autres, à l’infini.

 

Tu commençais à exister au seuil de ces vieilles pierres, tu commençais à devenir en cachette, comme un cadeau, une délicatesse qui ne se dirait pas pour que les mots ne la gâchent pas.

Et devant le soleil frais de ce matin flamboyant d’automne qui chantait le mystère de la vie, je décidai de te garder, mon bébé, comme on garde un secret.

 

 

MANOU SHE

Publié dans Nouvelle

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A
<br /> <br /> Hello, sister !!<br /> <br /> <br /> On se laisse toujours autant happer par l'histoire, une belle histoire, c'est vrai, un accueil  à la vie pour lequel, je te remercie<br /> <br /> <br /> <br />
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P
<br /> <br />  un récit intense et bouleversant!<br /> <br /> <br /> Un secret qui en cache un autre et le triomphe de la vie et de l'amour...<br /> <br /> <br /> Marcelle<br /> <br /> <br /> <br />
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C
<br /> <br /> La vie surpasse tout et l'amour gagne toujours !  Manou She installe ici un style d'écriture qui touche à l'essentiel. On partage avec la jeune femme du récit tout ce chemin pénible<br /> et au bout de la route, une petite lumière ...<br /> <br /> <br /> Très beau récit, Manou she ! A bientôt !<br /> <br /> <br /> <br />
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E
<br /> <br /> Oui, quelle splendide façon de découvrir Manou She avec cette nouvelle bouleversante. Un style bien tourné, précis et fluide, les images de sentiments si bien décrites qu'on sait exactement ce<br /> qui se passe, et ce beau chemin - cahoteux et difficile - qui mène de l'anéantissement à de lumineux demains.<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Merci, Manou She!<br /> <br /> <br /> <br />
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P
<br /> <br /> Bravo pour ces mots qui m'ont touché, pour ces sentiments si bien exprimés, pour ce personnage qui a pris vie si facilement à travers sa vie, à travers la vie et ses tourments, à travers une<br /> future vie qui sera faite, comme toutes les vies, de hauts et de bas.<br /> <br /> <br /> Je ne connais pas (encore) Manou She. Une belle découverte.<br /> <br /> <br /> Bonne journée à tous.<br /> <br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> Que dire de plus que Lascavia ? Un récit chargé d'émotions et fort bien rythmé. J'ai adoré.<br /> <br /> <br /> <br />
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L
<br /> <br /> Récit puissant, écrit "avec les tripes", fort autant que douloureux. La colère, l'amour, le chagrin, la perdition, la vacuité totale subite et subie. Le récit de "l'insupportable"... Et pourtant,<br /> oui, oui, oui, la vie frémit sous les strates de la désolation, presque toujours. Oui, la vie, toujours, demeure un merveilleux cadeau.<br /> <br /> <br /> Ce texte m'a profondément touchée. Et s'il était décent de s'attacher à la forme, je me permettrais de dire que la cadence du récit est à la hauteur de la profondeur des émotions véhiculées ici.<br /> <br /> <br /> Merci Manou She.<br /> <br /> <br /> Merci à Christine aussi de l'avoir publié.<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> <br />
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C
<br /> <br /> Une course éperdue à la vie à la mort, une course sans but... jusqu'à ce que, comme toujours, la vie reprenne le dessus... et de quelle façon ! Magistrale !<br /> <br /> <br /> Quelle belle nouvelle... Bravo !<br /> <br /> <br /> <br />
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