Une nouvelle de Marcel BARAFFE : Gazons
Gazons
S’il est, dans l’ensemble du monde sportif, des êtres particulièrement différents de tous les autres, ce sont bien les footballeurs. Ils s’embrassent, s’envoient des accolades à briser les os d’un bœuf, se tapent dans la main comme des banquiers venant de conclure une bonne affaire, pirouettent, courent en gigotant (de préférence dans le champ des caméras), amorcent quelques pas de danse exotiques mais il n’y a là rien de bien original, me direz-vous, et c’est vrai. J’ai pu vérifier que ces comportements sont aussi très courants, ailleurs, quelle que soit la forme du ballon. J’ai même vu, dernièrement, une athlète enveloppée du drapeau national se rouler par terre, une attitude qui a certainement fortement déplu à bon nombre d’anciens combattants.
En vérité, dans la classification des espèces dont la principale fonction est d’essayer de vaincre (pacifiquement) les autres, le véritable trait distinctif propre à l’homo habilis footeux, réside dans sa faculté à extirper du plus profond de sa gorge, une quantité non négligeable de salive qu’il propulse devant lui. Ce n’est pas du mépris pour l’adversaire et encore moins pour le spectateur. Mais c’est comme cela, le footballeur crache. Aucun témoin, digne de foi, ne niera cette particularité. Et pour ceux qui douteraient encore en affirmant qu’ils ne sont pas les seuls sportifs à expectorer en public, ils n’imaginent quand même pas que les nageurs au départ crachent dans la piscine avant de plonger et ce ne sont certainement pas les concurrents du 100 mètres dos qui s’exposeraient à des retombées désagréables. Prenons le cas maintenant des joueurs évoluant sur des revêtements lisses. Vous pensez bien qu’ils ne prendraient pas le risque de rendre plus dangereux un sol déjà rendu glissant par la sueur. Le volleyeur a, bien sûr, le recours de cracher par-dessus le filet. Mais ce n’est pas évident. Je vous vois venir. Vous allez me parler des rugbymen. Allons donc ! Ils ont si souvent la tête dans l’herbe, la poussière ou la boue qu’on ne voit pas leur visage et il ne viendrait à un aucun joueur l’idée de cracher en plein milieu d’une mêlée.
Rien n’échappe à l’œil des caméras. Elles nous apprennent ainsi qu’un footballeur crache en moyenne trois fois par minute. Un match dure 90 mn. Ils sont 22. Nous excluons de ce total l’arbitre de champ trop occupé à jouer du sifflet. Il n’est pas nécessaire d’aller au-delà de ces chiffres en nous livrant à des calculs fastidieux. Il apparaît clairement qu’à chaque rencontre sportive, le gazon est arrosé ici et là et qu’il reçoit donc une quantité non négligeable de salive qu’on peut estimer à quelques litres. Et alors ! Ne pourrez-vous vous empêcher de glisser. Et alors ! Mais ce n’est pas sans conséquences, bien au contraire. Je ne veux, bien sûr, porter aucune accusation ici à propos de pratiques qui font jaser les média. Ce n’est pas à moi de le faire. Mais il se trouve que, selon une loi naturelle, ce qui revigore l’être humain et lui donne un supplément d’énergie n’est pas nécessairement favorable au végétal. Vous me voyez venir n’est-ce pas ? Eh oui ! On a constaté que les gazons des pelouses dépérissaient jusqu’à disparaître, laissant ainsi la terre à nue, avec pour conséquence fâcheuse de rendre les tacles dangereux. Comment ? Que dites-vous ? Ah oui ! Exact. Pas facile de travailler le ballon lors des coups de pied arrêtés. C’est horrible. Je vous l’accorde. Mais rassurez-vous. Vous avez certainement remarqué que les gazons naturels disparaissaient de nos stades au profit de gazons synthétiques traités en laboratoire pour résister aux substances douteuses que pourrait (notez bien le conditionnel) contenir la salive de nos footballeurs. Le génie humain, mon cher ! qui trouve toujours des solutions là où il y a des problèmes. Voyez-vous ! Ces sportifs de haut niveau, performants et adulés des publics, peuvent continuer à cracher comme avant et même davantage. Et tant pis pour tout ce petit monde, du conducteur de tondeuse à l’arroseur, qui a perdu son boulot. Qu’ils se consolent en se disant que c’est pour la beauté du sport.
Marcel BARAFFE
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