Concours "Les petits papiers de Chloé" : Texte 1
Comme un p’tit coqu’licot…
« Attends la fin, tu comprendras :
Un autr' l'aimait qu'elle n'aimait pas !
Et le lend'main, quand je l’ai r’vue,
Elle dormait, à moitié nue,
Dans la lumière de l'été
Au beau milieu du champ de blé... » *
Elle s’appelait Marguerite. La belle, la superbe Marguerite qui peuplait nos fantasmes d’adolescents. Lui, Maurice, un grand gaillard aux larges épaules et à la démarche conquérante, un « para » qui rentrait d’Algérie. À l’époque de mes treize ou quatorze ans, on ne disait pas « revenir de la guerre ». On « rentrait d’Algérie » comme, peu avant, on était « rentré d’Indochine ». Enfin, pour ceux qui en étaient revenus…
Avec son béret rouge et sa fourragère, tout auréolé du prestige dont jouissaient ces militaires auprès de la population, pour nous, il était un héro. Pas moins. Un modèle de virilité auquel nous rêvions de pouvoir un jour nous identifier.
Un an plus tôt, lors de sa seule et unique permission, nous les avions aperçus, Marguerite et lui. Étroitement enlacés, je les vois encore lentement s’éloigner sur le chemin de terre qui se perdait au milieu des blés dont la blondeur s’égayait de bleuets et de coquelicots.
Un an, ça peut paraître long ou ça peut paraître court. Tout dépend de la période de sa vie où l’on se trouve. Marguerite, elle, commençait à penser à son avenir et n’avait pas attendu son beau militaire. Elle était tombée, à ce que l’on disait, éperdument amoureuse d’un avocat parisien venu passer ses vacances dans ce coin de campagne. Ils s’étaient très vite fiancés et elle s’apprêtait à aller le rejoindre à Paris lorsque Maurice avait fait sa réapparition.
Lui aussi avait changé. D’une façon indéfinissable. Un regard plus dur, si je me souviens bien. Un peu inquiétant, même. Un demi-sourire narquois figé en permanence au coin des lèvres. Comme pour bien afficher le peu que nous représentions pour lui. Comme un avertissement muet destiné à faire comprendre que rien ni personne n’était plus en mesure de s’opposer à sa volonté.
Et surtout pas Marguerite qu’il considérait comme sa propriété. Ne lui avais-je pas entendu grincer « qu’elle ne l’emporterait pas au paradis » ?
Je ne sais plus combien de temps exactement après son retour le drame se produisit. C’était vers la fin d’une chaude journée d’été. Je rentrais à la maison, à vélo, la serviette de bain pliée sur le porte-bagages, accompagné de quelques copains avec qui j’avais passé l’après-midi à me baigner dans l’étang voisin. Un attroupement inattendu nous incita à nous arrêter et à abandonner nos bicyclettes sur le bord de la route. Des badauds, des gendarmes, des pompiers. Et une civière posée près du fossé.
Je n’oublierai jamais la pâleur de son visage, ses lèvres décolorées, son cou violacé. Ni son regard éteint, aux prunelles étrangement immobiles. Ses yeux grands ouverts sur une vision qu’elle seule avait contemplée et qu’elle avait emportée dans la mort.
Nous eûmes juste le temps d’entendre quelqu’un dire que le « salaud », encore en uniforme, s’était livré à la police. On nous fit prestement déguerpir en nous précisant sévèrement qu’il ne s’agissait pas là d’un spectacle pour des enfants. Pour les enfants que nous étions encore…
Oui, ce devait être l’année de mes quatorze ans. L’année où je perdis mon innocence.
« Mais sur le corsage blanc,
Juste à la place du cœur,
Y’avait trois gouttes de sang
Qui faisaient comme une fleur :
Comme un p'tit coqu'licot, mon âme !
Un tout p'tit coqu'licot... » *
* « Comme un p’tit coqu’licot », paroles de Raymond Asso, chanté par Mouloudji.