Jean-Claude Texier nous propose un extrait de son dernier roman, "Loozie Anna"

Publié le par christine brunet /aloys

Jean-Claude Texier nous propose un extrait de son dernier roman, "Loozie Anna"

CHEZ LE PROVISEUR

Adélaïde se crut à l’abri de toute critique étant donné les brillants résultats qu’elle obtenait dans ses classes et le profond respect qu’elle inspirait. La Puriste, comme on avait surnommé la pointilleuse linguiste, n’en fut que plus surprise de découvrir dans son casier une brève convocation qui la laissa perplexe.

Elle s’y rendit la mort dans l’âme, persuadée qu’une mauvaise nouvelle l’attendait. Ce présage s’accentua lorsqu’il la fit patienter une demi-heure, le traitement infligé à ceux qui lui avaient déplu.

Le visage grave, sans le moindre de ces signes d’approbation qu’il distribuait parcimonieusement à des individus choisis, il ne l’invita pas à s’asseoir, et elle prit place d’elle-même devant lui. Il attaqua brutalement, d’une manière si inhabituelle à son égard qu’elle en fut décontenancée.

— J’aimerais que vous éclaircissiez la nature de vos relations avec Madame Sébastienne Dulac.

Il avait prononcé ces mots du ton neutre d’un fonctionnaire remplissant un formulaire administratif. Elle reconnut intuitivement le coup de griffe de Charbois dont elle crut sentir sur elle le regard inquisiteur.

— Reste à savoir si les bruits qui circulent sont sans fondement et relèvent de la calomnie, auquel cas ils doivent être démentis, ou s’ils proviennent de faits avérés, donc déplorables.

Il la contemplait avec un vague dédain mêlé de son traditionnel mépris du genre humain, et les deux plis au coin de ses joues semblaient s’être creusés encore. Elle faiblit sous ce regard implacable imposant la distance entre eux, baissa les yeux et garda le silence. Lorsqu’elle les releva, il y vit la lueur farouche d’une bête sur la défensive.

— Vos mœurs, continua-t-il, vous en conviendrez, sont incompatibles avec une tâche éducative.

Brusquement elle perçut la lutte qui s’était livrée en lui : il avait longtemps douté de sa liaison, avant de se résoudre à la croire, presque à contrecœur. Il la regardait encore comme s’il était prêt à accepter une réfutation d’allégations mensongères. Il ne fut que plus déçu d’en recevoir confirmation.

— Ma vie privée ne concerne que moi, personne d’autre.

Ces paroles glissèrent sur un mur d’indifférence, retombèrent tristement sans l’émouvoir.

— Monsieur le Proviseur, reprit-elle d’une voix mal assurée, je n’ai de compte à vous rendre que sur mon travail. Pour le reste, c’est un domaine personnel où vous n’avez aucun droit de regard.

Il la toisa d’une morgue teintée de pitié condescendante :

— Détrompez-vous, Madame. Je suis en droit d’exiger de bonnes mœurs dans ce lycée, sinon des élèves, du moins de ceux qui prétendent les éduquer par l’exemple. Votre liaison est indigne d’un état de future mère. Elle ne vous procurera aucun bien durable. Votre enfant voudra un père et non deux mères. On ne joue pas ainsi impunément avec la parenté.

Le voilà qui lui faisait de la morale maintenant ! Elle riposta de biais, là où il ne s’y attendait pas, comme un tennisman lançant la balle au coin du filet pour surprendre son adversaire.

— Un lycée n’est pas un couvent. Je n’ai pas prononcé de vœu de chasteté. Quant au bien de mon enfant, deux mères valent mieux qu’une famille monoparentale si elles y trouvent leur bonheur. Faute de père, ma progéniture devra s’en contenter. Je ne suis pas responsable de l’égoïsme masculin.

Il ne s’attendait certes pas à ce qu’elle lui tînt tête. Il allait lui administrer la volée de bois vert qu’il avait mûrement préméditée, lorsqu’elle le devança.

— Mes mœurs, Monsieur, ne regardent que moi.

— Tiens donc !

Il se leva, posa ses mains sur le bureau où l’alliance d’or à son annulaire lança un reflet sur le noir luisant de l’ébène :

— Vous êtes éducatrice, Madame, et vous donnez un bien triste exemple à la jeunesse. Est-ce respectable de vous trouver, dans votre état, liée à une personne de votre sexe ? Vous suscitez la réprobation des parents d’élèves de notre ville, vous entachez notre réputation d’une marque de dépravation.

Et bien ! Il n’y allait pas de main morte ! Elle, une dépravée ! Elle voulut répondre, mais il continua :

— Vous n’enseignez pas seulement votre matière, mais la conduite d’une personnalité irréprochable.

— Vous-même, l’êtes-vous ?

— Pardon ?

— Irréprochable. Vous exigez des autres l’idéal, mais ce que vous faites subir à vos subalternes au nom de vos critères d’excellence vous trouble l’esprit. Vous êtes imbu de vous-même, vous vous prétendez infaillible dans vos décisions, vous n’écoutez aucun avis, votre religion perfectionniste est semée d’injustices. Vous prenez en grippe ceux qui heurtent votre susceptibilité et les mettez en disgrâce, comme un monarque dans sa cour. Vous jugez vos gens sans espoir de rédemption. Vous répandez la crainte, la peur, et pour plier les hommes à votre volonté, vous les brisez moralement. Vous leur rendez la vie infernale, indifférent à leur souffrance ; ils demandent leur mutation, comme Anne-Marie, appréciée de tous ici, surtout par ses élèves, et qui vient de partir, victime de votre méchanceté, privant le lycée d’un professeur de talent. Maintenant, vous prétendez me régenter, vous me traitez de dépravée. Vous doutez de ma moralité, de mon aptitude à m’occuper de jeunes.

Jean-Claude Texier Loozie Anna, copyrights Chloé des Lys (2015)

Publié dans Textes

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C
Les réponses sont belles, fortes et dignes!
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J
L'auteur fait bien de dénoncer les abus de l'autorité. Imbus de leur titres et du pouvoir qui en découle, tous ceux qui sont dans ce cas en profitent pour imposer leur morale désuète au mon de la réputation de l'institution ou de la société. Merci. La liberté ne s'use que si on ne s'en sert pas.
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M
Voilà un extrait fort bien choisi qui attise notre curiosité.
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E
Beau duel!
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