Une nouvelle extraite de "Sables", le recueil fantastique de Laurent Dumortier
LE SABLIER
C'est maintenant la troisième nuit consécutive que je ne dors plus. Combien de temps l'être humain peut-il vivre en étant privé de sommeil ? Douloureuse question...
Tout a commencé il y a trois jours. A la recherche d'un cadeau original pour l'anniversaire de Marie, mon épouse depuis bientôt 20 ans, je m'étais rendu chez un antiquaire renommé, dont le commerce avait pignon sur rue dans la partie historique de la ville.
J'attachais peu d'importance au prix, la singularité de l'objet étant ce qui m'importait le plus. Des tableaux anciens, des ornements religieux, d'antiques pendules généraient un capharnaüm dans lequel l'antiquaire lui-même avait peine à se retrouver.
Je furetai de-ci de-là, cherchant la pièce susceptible de convenir. Mais l'objet rare semblait inexistant jusqu'à ce que je découvre derrière une pile de vieux livres un sablier enfermé dans une cage vitrée.
Sa particularité résidait dans la couleur du sable utilisé : rouge sang.
Interpellant, n'est-ce pas ? me lança l'antiquaire dont je n'avais pas perçu la présence derrière moi.
Oui, vraiment particulier ! C'est la première fois que je vois un sablier de cette couleur.
La nuance du sable ajoute encore un peu plus de mystère aux qualités de cet objet, me chuchota mon interlocuteur sur le ton de la confidence. Ce sablier a été trouvé sur les bords de la Mer Rouge par un touriste, il y a de cela trois mois environ. Ce qui est le plus étonnant, c'est qu'il était en parfait état de conversation et déjà placé dans sa cage de verre...
Avez-vous une idée de son âge ?
Probablement la fin du 19ème siècle, peut-être plus ancien encore...
Et je suppose que son prix est proportionnel à son aspect unique, ajoutai-je sur le ton de la plaisanterie.
L'antiquaire sourit et me répondit sans détour.
A dire vrai, cet objet m'a été déposé par la personne qui l'a découvert. Il n'a fixé aucun prix, me faisant pleinement confiance. A vous de me dire ce que vous êtes prêt à payer...
Je réfléchis un moment, ne voulant ni passer pour un pingre, ni me faire avoir en déboursant un prix trop élevé. Finalement, je me lançai...
200,00 Eur ?
Vendu ! me répondit l'antiquaire en emportant l'objet.
Tandis que je m'acquittais du paiement, le marchand me mit en garde contre l'utilisation de l'objet.
Faites attention en le manipulant. Il ne faut en aucun cas que le sable vienne à s'écouler...
Je regardai mon interlocuteur, incrédule.
Mais à quoi peut servir un sablier si on ne peut pas mesurer le temps avec ?
Regardez ces inscriptions ici, fit-il en me montrant le bas de l'objet, c'est du vieux français, mais on peut en comprendre le sens assez aisément. Je vous en donne cependant une version en langage commun : « Ceci est le sablier de vie. Renverser le sable mène à la mort ».
J'éclatai de rire et m'adressai à l'antiquaire.
Franchement, vous n'y croyez pas un instant, quand même ? »
Je vous ai lu ce qu'il était inscrit. Pour le reste, j'ai ma propre opinion, monsieur...
Le sentant vexé, je n'insistai pas et quittai les lieux en emportant ma trouvaille...
De retour chez moi, j'installai le sablier sur la table basse du salon, en entourant l'objet de mille précautions. J'avais commandé divers plats chez un traiteur du coin qui me furent livrés une bonne heure avant le retour de mon épouse.
Tout était prêt et n'ayant plus que les bougies à allumer, je retournai contempler le sablier. Pris d'une incontrôlable envie, j'actionnai le verrou de la cage de verre et libérai le sablier.
L'objet, semblant si anodin en cet instant, me poussait littéralement à le faire basculer... ce que je fis.
Le sable s'écoula normalement et rien ne se produisit.
Je jubilai, au point de m'imaginer retourner chez l'antiquaire fanfaronner devant lui. Je remis la cage de verre en place et verrouillai celle-ci.
Au moment où je rédige ces lignes, je sais précisément que le temps mis par le sable pour s'écouler se monte à exactement 5 minutes 03 secondes. Pas une de plus, pas une de moins. 5 minutes 03 secondes de répit, de repos, de temps suspendu en attendant le décompte suivant.
Le téléphone sonna : c'était Paul, mon frère, voulant souhaiter un bon anniversaire à sa belle-soeur. Notre conversation venait à peine de débuter que je ressentis une vive douleur au niveau du thorax : je faisais une crise cardiaque.
Dans un dernier sursaut de lucidité (de 6ème sens ?), je me précipitai au salon, déverrouillai la cage en verre, sortit le sablier et retournai celui-ci. La douleur, comme par magie (maléfice ?) disparut instantanément...
Je mis fin à la conversation avec Paul, en prétextant un état de fatigue, raccrochai et contemplai le sable s'écouler.
La douleur réapparut au moment précis où la partie supérieure du sablier venait de déverser son dernier grain...
Je fis basculer les deux parties et la douleur disparut à nouveau.
Une idée me vint à l'esprit : j'emportai l'objet dans ma voiture et démarrai en trombe en direction de l'antiquaire... Je retournai régulièrement le sablier afin d'éviter toute nouvelle manifestation de la douleur.
J'arrivai au magasin d'antiquités et y entrai. Mais l'homme (?) qui m'avait vendu le sablier ne s'y trouvait pas. La jeune femme qui tenait le magasin n'avait jamais entendu parler de lui...
Dépité, je quittai les lieux et pris l'autoroute sans destination précise. Je n'avais aucune envie de mêler Marie à ce problème insoluble et la contraindre à contempler ma mort en sursis...
Je me garai sur un parking proche et luttai contre le sommeil en retournant régulièrement le sablier...
Trois nuits ont passé et j'entame maintenant le troisième jour avec une seule idée en tête : ne pas dormir, surtout ne pas...