Marie-Noëlle Fargier nous propose une nouvelle "Quel songe étrange !"
Quel songe étrange !
La plume dans la main, sommeille un écrivain- Une vieille femme, vêtue de caractères noirs et blancs, erre :
Que fais-tu, jeune homme ? Je te rappelle que tu dois prendre soin de moi ! s’écrie la vieille femme.
Je le fais ! Avec tes mots je jongle, et si par mégarde une syllabe m’échappe, je prends un verbe et la sauvegarde réplique l’écrivain, offensé.
Heureuse de l’entendre. Il me reste encore quelques phrases valides, mais si ça continue… !!!!
L’écrivain remarque alors des pages qui se déchirent, perforées par une encre bleue qui dégouline et traverse de part et d’autre le corps de la vieille femme comme de profonds abîmes. Puis la vieille femme rajoute :
Dis-moi, pourquoi ne suis-je plus aimée, respectée ? demande-t-elle en grimaçant de douleur.
Que veux-tu ? Tu es si vieille ! Et si lente et compliquée !
Je ne comprends pas !
Je veux dire, tu n’es pas étrangère à ton destin ! Le mauvais sort te ride car tu es trop avide. Les pauvres jeunes dérapent sur toutes tes voyelles, tes consonances les pompent ! Et je ne parle pas de ta grammaire, une vraie sorcière ! Avec ses accords retors, ses sujets avant ou après, ses verbes à conjuguer, sans parler des compléments circonstanciels plein de manières ! On n’a plus le temps ! Et puis tes pauvres pieds cèdent, tes rimes se rompent et tes pauvres alexandrins deviennent raides !
Alors je vais mourir ? demande tristement la vieille femme
Non, pas encore. Tu es simplement oubliée, mise au placard. Qu’il ne t’en déplaise, mais ton charmant auditoire est devenu une grosse passoire. Tu dois te redresser, ressortir tes anciennes parures, et te refaire une santé !
Oui mais Sans Ma Syntaxe, ils me désaxent ! Même Mr Larousse se déplume. Mon langage par tous ces mouchoirs reçus, s’enrhume, et contamine toutes les plumes ! C’est à vous, écrivains, à réagir ! Vous qui m’utilisez pour faire rêver, pour donner la connaissance !
On essaie, on essaie ! On fait des salons avec un sourire bien rond. On dédicace en voisinant avec des surgelés et des plats préparés ! Presque à la criée ! Et les librairies ont tellement de soucis…. ! Quelquefois, c’est vrai, on est bien remercié et encouragé. Mais aussi, on est regardé comme des illuminés ou même avec une furtive compassion.
Tu veux dire que plus personne n’a envie de me rencontrer, de me partager, de me parler, de me lire ?
Oui.
Mais pourquoi ?
Ils n’ont plus ni le temps ni le goût.
Alors je vais mourir.
Non ! Il reste tes belles et célèbres dorures exposées dans les écoles, petites et grandes.
Tu veux dire que je n’existe qu’à l’école ! C’est trop relou !
Tu as dit « trop relou » ??? demande l’écrivain, ébahi.
Oh désolée, il ne reste que quelques lettres à mon alphabet. Et puis ma mémoire, ma pensée sont si inactives qu’elles s’évaporent ! s’exclame la vieille femme en regardant tristement tous ses caractères disparaître.
Puis, songeuse, sagement elle rajoute :
- Attends !!! Il me reste encore quelque chose, je crois, et gravement, elle prononce :
« salutaire », le mot le réveille. L’écrivain boit un café, fume une cigarette, arpente son deux-pièces, puis se remet à écrire…
M-Noëlle FARGIER