Joël Mespoulède nous présente son ouvrage "Faune sauvage"

Biographie :
Joël Mespoulède est né en 1966. Il vit actuellement dans le Languedoc avec ses deux enfants et sa compagne. Après un polar publié en 1999, quelques nouvelles et une poignée de dramatiques radio, il a collaboré avec la compagnie de l'Abreuvoir sur plusieurs spectacles et revient en littérature avec Faune Sauvage, un récit entre polar et nature writing..
Il travaille aussi pour le label Sirventès au développement de groupes comme la Mal Coiffée et du Bartàs
Résumé :
Faune Sauvage parle de notre relation à la nature et de sa place dans la société des hommes... Nicolas, le narrateur, est photographe professionnel spécialisé dans la photo animalière. Fin connaisseur de la vie sauvage, il traque, dans ses montagnes natales, un vieux mouflon mythique pour en tirer un portrait en forme d'image parfaite. La photo une fois faite devient un emblème pour ce territoire perdu au point de déclencher colère et convoitise. D'aucuns se lancent à la poursuite de l'animal. Pas question pour Nicolas de voir « son » mouflon finir en trophée. Il se lance à son tour dans la chasse cependant que la nature observe, ni bonne ni cruelle, juste indifférente au drame qu'il concerne les hommes ou les animaux. Nicolas évitera la chute grâce à l'amour et à une promesse d'enfant, car ce sont là aussi des liens très anciens avec notre nature d'humains, quand nous nous disputions la prééminence avec les autres espèces d'êtres vivants.
Extrait :
CHAPITRE 1
Par delà les brumes du sommeil, le téléphone fait surgir dans ma mémoire le souvenir du réveil. 3H30 ! En avant cœur vaillant ! Cette journée est à toi !
Se lever quand la nuit est la plus profonde n'a rien de normal ni de très facile. Les yeux grands ouverts, le corps n'en veut pas. Si la tête est prête, les articulations regimbent, le dos et une certaine forme de pesanteur dans les jambes, toutes ces pré-douleurs du temps qui passe m'annoncent des lendemains de moins en moins glorieux.
Bon Dieu ! Foutue mécanique ! Debout !
Je m'extirpe du duvet. Quand je pars au milieu de la nuit, le choix du canapé me garantit de ne pas déranger la maisonnée.
La douche est brûlante et longue. Le sac prêt depuis la veille m'attend, appuyé à la porte d'entrée. Je repasse soigneusement la litanie. Appareil chargé, objo vissé, vêtements de rechange, gants, cagoule, polaire camouflée, parka gore-tex.
3H45 dans la cuisine, France Inter sourdine les émissions à succès de la veille. Ne pas oublier le sac de bouffe dans le réfrigérateur, il ne manquerait plus que ça. Ce qui me fait office de petit-déjeuner est copieux, certes, mais ne me fera pas toute la journée.
Météo France me promet une belle journée avec un vent d'ouest de vingt km/h. Qu'il sera bon, tout à l'heure, quand la fatigue sera telle que mes jambes en trembleront, de trouver une tanière abritée, de tout déballer, léché par les rayons du soleil, d'enlever les chaussures. La torpeur me gagnera. Poser le bouquin, à ne pas oublier de caser dans une poche extérieure, m'endormir comme un enfant.
Bon Dieu de bon Dieu ! Cette époque est-elle si dégueulasse qu'une journée de silence avec le souffle du vent et les chants des oiseaux m'apparaît comme un luxe à nul autre pareil ?
4h25. Dans la rue. Le timing est bon, je suis même légèrement en avance. Plus loin quelques fêtards parlent fort et font claquer les portières. J'accélère. Mes pas sonnent fort sur l'asphalte. Pour autant nos chemins ne se croiseront pas. Ce ne sera pas After Hours. New York est loin et la vie n'est pas un film de Scorsese, même sous un éclairage fantomatique.
Dans la voiture, France Inter continue d'égrainer ses rediffusions. Le moteur ronronne. J'allume une cigarette. Je sais que tout à l'heure, je le regretterai, mais pour l'instant, je la savoure. La nuit m'appartient.
Je pars en montagne. Silencieux comme un loup, je vais me glisser dans son manteau de forêt. Et je serai sur les crêtes avant l'aube.
5h00. J'y suis. Voiture verrouillée. Je marche à la lumière de la pleine lune. Dans une 1h30 j'arriverai là-haut, en poste.
Je prends bien garde de lever les jambes et de dérouler le pied pour faire le moins de bruit possible. Malgré tout, de temps en temps je déloge une pierre. Une branche craque. La forêt commence par retenir son souffle... puis je la devine qui murmure au travers de la brise : « Un intrus, il y a un intrus... ». Soudain, une forme sombre bondit du sous-bois, traverse le chemin. Le bruit d'une course. Les branches claquent. Un animal solitaire, un cerf sans aucun doute. La surprise me fait sauter le cœur comme s'il voulait jaillir de ma poitrine. Pas la peur. La peur est une sourde angoisse qu'il faut secouer comme un frisson, parce que la nuit dans la forêt ce n'est pas le temps de l'homme. Et pourtant, c'est si bon. Le froid sur la peau, mon souffle qui se condense en un brouillard fugace. Les bronches me grattent. Je n'aurais pas dû fumer cette cigarette.
Un vieux sapin pectiné à moitié fracassé, rongé par les insectes ou malmené par un coup de vent, exsude sa résine. Le goût est fort au point d'en être écœurant, la résine colle aux dents, mais soulage la gorge.
Le dénivelé tire méchamment les muscles de mes jambes. Avant c'était raide et maintenant c'est très raide. Il n'y a plus que des hêtres. Les fûts s'espacent, se tordent, rampent. J'approche. Peu à peu le noir de la nuit se teinte du bleu de la pré-aube que nul peintre ne pourra jamais inventer, un bleu roi profond et lumineux en même temps.
Est-ce qu'un photographe peut y arriver ? Il y a une compo à essayer. Le flanc de la montagne encore sombre, ce bleu du ciel, une voiture qui monte dans les lacets, la traînée des phares comme une virgule lumineuse qui surligne le noir des rocs et l'intensité du ciel. Il faut juste trouver le lieu... Et quelqu'un pour piloter la bagnole.
J'imagine la scène : « Chérie, j'ai une super idée. Alors voilà, toi tu conduis la voiture et moi je déclenche... ».
Hummm. Ça veut dire que le temps doit être clair et dégagé. En se levant à 4h ou 5h du mat, un jour où la gamine dort chez une copine, avec un peu d'organisation et de méthode, elle peut arriver au collège à temps. Ce sont des lumières fugaces. Cinq minutes ? Dix minutes maximum. Clic-clac et c'est dans la boîte.
L'idée peut-elle la séduire ? Humm... C'est la mise en œuvre qui sera délicate...Sans parler du temps de préparation, de repérage.
Merde ! Assez rêvassé ! Il faut que je m'active, l'aube est proche. Déjà les oiseaux s'affolent. Les prairies d'estive prennent cette teinte de bronze passé qui annonce la lumière. Là-bas, à l'Est, un halo jaune hésite devant la noirceur de la nuit. Vite. Il faut que je rejoigne ma place.
La lune, le vent, la lumière, les pluies hier, normalement toutes les conditions sont pour moi. Si je ne me sors pas une bonne image, je me bouffe le trépied.
Non ! Pas le trépied, au prix où ça coûte.
Si je ne sors pas une image, je bouffe mon chapeau... De toute manière au rythme où je les perds.
Appuyé au rocher, j'attends le soleil qui me permettra de me réchauffer. Le tee-shirt empoissé de sueur, tout de suite froid, me colle au dos. Je me changerai plus tard, je ne veux plus bouger, je suis au poste, un amas de rochers d'où pointent un sorbier et quelques bouleaux nains. Camouflé, je suis invisible tant que je reste immobile. J'attends.
La prairie se déroule sur une petite centaine de mètres avant la pente qu'escaladent les bois. Je suis en embuscade à dix mètres d'une coulée qu'empruntent tous les animaux du secteur. Je les attends là parce que j'y ai réussi quelques-uns de mes plus beaux portraits d'animaux sauvages.
Et s'ils ne viennent pas sur moi, j'ai toujours moyen de me déplacer, de m'approcher à couvert, pieds nus, en silence, comme un Sioux.
Du bruit ! Craquements des branches et froissements des genêts. Sur l'estive, la lumière avance comme une vague. Je peux faire le point, vérifier les réglages, augmenter la vitesse. Je suis tendu. C'est toujours la même chose. On a beau y être habitué, l'adrénaline, la fabuleuse accélération du cœur.
C'est un sentiment étrange. Je crois volontiers que c'est celui du prédateur, un lien ténu qui par-delà les temps nous lie à une humanité plus farouche, à l'animal. La viande ! J'adore cet instant. Il n'y avait rien et soudain ils se matérialisent, là.