Albert Niko nus propose un extrait de son recueil "l'homme au grand chapeau n'avait rien à cacher ni rien de grand".

poncho
Les vieux aiment prendre le soleil d'été, mais seulement à l'ombre d'une maison de retraite aux larges éventails, sur un banc qui leur est tout acquis, avec assez de joueurs pour compléter le fil dentaire.
En chemin, il se rappela ce qu'avait dit cette américaine à la télévision de l'appareil photo numérique. Que c'était l'une des inventions majeures du vingtième siècle.
Puis cette fois où il chercha le mot « sébum » dans un vieux dictionnaire, et découvrant, comme par un fait exprès, que le mot qui suivait était « sec ».
Considérant qu'il est vain de pétrir à partir de ce que l'on n'a pas, il se demanda ce qu'il pouvait faire de ça, et s'il devait en faire quelque chose.
S'il savait tricoter, il en aurait fait un poncho.
Tout ce que je peux dire pour le moment c'est qu'il prit sa voiture et que cette idée le conduisit jusqu'au soir comme le véhicule d'une journée.
givré toi-même !
De retour avec ce qu'il fallait chez lui il s'appliqua à disposer les lettres de la première à la dernière, jusqu'au point d'exclamation qui se dressait comme l'ultime piquet d'un jour qu'on a tôt fait de grillager. Puis il retrouva son fauteuil et commença à se rouler une cigarette.
Les jours suivants se déroulèrent comme un escalier roulant après la fermeture, comme quelque chose qui n'est là pour personne et qui continue de briller dans la lumière du soir.
N'empêche qu'il avait toujours un petit rire à chaque fois qu'il passait devant. Cette idée avait germé comme une oasis dans un désert de signification. Des tas de gens font tout un tas de choses, sans rien en retenir, simplement parce qu'ils ne trouvent rien d'autre à faire. Lui, ça lui avait pris un quart d'heure, et il en rigolait encore.
Il essaya de se mettre à la place de ceux qui allaient passer devant, le jour où il devrait s'en débarrasser. Il surprit même une conversation entre deux larrons.
“T'as vu c'que ce mec à écrit sur son frigo ? Faut vraiment être...
- Givré ?
- Complètement con, ouais !
- Quant à moi, je ne peux pas m'empêcher de penser que ce « mec » ne manquait pas d'esprit.
- Quand la bidoche sent trop fort, les rats sont encore là que l'esprit s'est barré.
- Tu veux dire que l'esprit s'efface devant les rats, c'est bien ça ?”
Il y pensa, jusqu'à ne plus y penser. Jusqu'au jour où son frigo se transporta sur le trottoir d'en face, à la vue de tous. Ptète que certains allaient s'arrêter, interloqués ; ptète même sourire. Mais il était possible aussi que rien n'arrive du tout – rien sinon le camion des encombrants. Et soudain il sentit quelque chose de pas très agréable remonter, comme un reflux de bile. Ce n'était pas ainsi qu'il concevait la mort de son frigo. L'éventualité que son frigo finisse ainsi s'accordait mal avec l'idée qu'il se faisait de la mort d'un frigo frappé d'un tel sceau.
C'est alors qu'il se remémora cette conversation qui lui avait traversé l'esprit, et combien celui qui se croyait le plus futé l'avait eue mauvaise.
Alors voilà : piqué dans son orgueil, le type avait décidé de se venger. Et, armé d'une hache, il revint à la nuit tombée pour lui asséner plusieurs coups magistraux, jusqu'à l'éventrer. Mais notre lourdaud n'en resta pas là. On raconte qu'arrivé à l'heure de fermeture dans les grands magasins, il s'arrangeait pour qu'on l'y enferme et décimait tous les frigos qu'il pouvait trouver. Il y eut même un article sur lui, avec en photo, pris dans une perspective chaotique, toute une rangée de frigos éventrés suivant le même procédé – à la hache. Choquée, une jeune employée avait déclaré qu'elle ne voulait plus en voir un chez elle.
Comme le début d'une contagion...
Alors non, ce frigo n'était pas mort pour rien.
N'était-ce pas une belle fin, pour un frigo de cette trempe, que de finir entre les mains du Bûcheron des Frigos : ce l'était, assurément.
Ce le fut. Puis il tourna la page.