Texte n°8 du concours "Les petits papiers de Chloé"

Publié le par christine brunet /aloys

 

Signé en rouge et noir

 

- J’ai peur de mourir, Ella. Je ne sais pas au juste à quoi la mort pourrait ressembler. Et c’est l’incertitude qui me fait peur. 
- Et si la vie et la mort n’étaient que deux pièces séparées par une porte ? Imagine que tu naisses dans une pièce pour y vivre un certain temps et qu’un jour tu reçois l’ordre de la quitter pour rejoindre l’autre pièce. Tu n’as qu’à appuyer sur la clenche et bingo, tu y es. La symbolique de toute porte révèle la symbolique du destin humain : il y a toujours un « devant » et un « derrière » pour n’importe quelle porte et pour tout destin. 
- C’est vrai... Le « devant » est la partie visible, c’est le palpable. Nous arrivons à connaître notre destin petit à petit à travers nos vécus. Si je ferme les yeux, je vois une porte blanche se dresser devant moi. Et je marche vers elle comme un aveugle qui tend ses mains pour toucher des objets qu’il ne voit pas, mais qu’il peut saisir au fur et à mesure qu’il avance. Pourtant, ce qui se cache derrière cette porte personne ne le sait. Y a-t-il le paradis ? Y a-t-il l’enfer ? Y a-t-il le cosmos ou le nirvana ou une autre vie qui nous attend tranquille sur un porte-manteau, prête à être enfilée ? Pas facile d’imaginer qu’entre deux soupirs on changerait de corps comme on changerait de chemise. 
- Et pourquoi pas ? Tu peux imaginer tout ce que tu veux, mais sans que tu aies la moindre goutte de certitude. Malheureusement, personne n’en est revenu pour nous dire quoi… 
- Moi je le ferai ! Enfin, je veux dire… s’il y a quelque chose là-haut, je te ferai un signe. C’est promis, Ella. 
Quelques jour plus tard je prenais l’avion qui m’amenait à la maison. Je ne pouvais penser à rien d’autre qu’à Marina et à notre jeunesse. Elle était la plus belle fille de l’école et la plus courtisée de la classe. Pourtant, malgré sa beauté olympienne et sa belle carrière d’artiste peintre, le destin ne l’avait pas épargnée. Brutalisée par un mari jaloux qui la battait en la laissant pour morte après chaque exposition où son talent lui attirait des admirateurs par dizaines, partagée entre sa passion pour l’art et son fils qu’elle élevait toute seule après l’abandon de son mari, Marina ouvrait à son insu la porte d’un tueur silencieux. Elle s’était battue pendant
 cinq années contre un cancer du sein aux métastases osseuses et pulmonaires. À moitié paralysée, vidée de sa féminité, une jambe écourtée de 25 centimètres, elle a vécu ses derniers jours dans une chaise roulante. Sans doute, elle était toujours très belle pour ses 50 ans (on lui donnait à peine une trentaine) avec son visage pâle, sans la moindre ride, et ses longs cheveux dorés qui couvraient d’une façon délicate la blancheur de ses épaules. C’est cette image que je garde d’elle, elle que je connaissais depuis l’âge de 2 ans, elle, ma meilleure amie qui m’avait accompagnée, fidèle et imaginative, dans toutes mes aventures enfantines et celles de ma jeunesse. 
Et peu après elle quitta ce monde. C’est ma mère qui me l’a annoncé au téléphone : « Marina vient de partir. Si tu pouvais venir à l’enterrement… ». Non, je ne le pouvais malheureusement pas, je n’avais plus de congé.
Dans les jours qui suivirent j’ai beaucoup pensé à notre dernière papote. En attendant un signe d’elle, je trésaillais chaque fois que le rideau bougeait sans raison ou quand la porte s’entrouvrait toute seule ou quand un battement d’ailes venait trop près de la fenêtre ; et je pleurais en caressant des yeux ce papillon blanc qui s’attardait sur mon bras. Mais non, ce n’étaient pas les signes que j’attendais ! Marina, avec son imagination féconde, aurait sûrement trouvé quelque chose de plus personnel pour tenir sa promesse : « s’il y a quelque chose là-haut, je te ferai un signe ». 
Le temps passait. Marina se taisait… et petit à petit je commençais à me résigner. Peut-être n’avait-elle rien trouvé derrière la porte…
…Trois semaines sans que j’aie le signe tant attendu. Mais une nuit j’ai rêvé d’elle. Dans une forêt automnale pavée de feuilles rouges, trois personnes marchaient dans l’allée sans se parler : moi, mon cousin Ioan et Marina. Habillée seulement d’une combinaison rouge et d’une culotte en dentelle de la même couleur, elle se blottissait contre la poitrine d’Ioan qui la portait dans ses bras (elle était toujours paralysée). Tout à coup, l’allée se perdit dans une lumière aveuglante et je me suis réveillée sur le coup, comme si je devais absolument me souvenir de ce rêve. Chose étrange, je n’avais jamais vu Marina en sous-vêtements de son vivant, elle ne m’avait jamais parlé de telles choses. Mais les rêves sont parfois drôles et d’une logique plus que surréaliste. 
Le jour même j’ai appelé ma mère à l’étranger, pour lui parler du rêve. « C’est bizarre… Je vais raconter ça à sa sœur » m’a-t-elle dit. Le lendemain elle me rappelle :
- J’ai téléphoné à Vally. Tu te souviens d’elle, n’est-ce pas ?… Je lui ai raconté ton rêve. Elle est tombée des nues ! D’une voix tremblante elle m’a dit qu’une semaine avant sa mort Marina avait préparé minutieusement sa toilette d’enterrement. Tu sais combien elle était coquette… Elle avait demandé à Vally de lui acheter une combinaison rouge, ainsi que la culotte assortie. Elle a insisté pour qu’elle les porte sous sa robe noire, boutonnée jusqu’au cou. Sa dernière robe, ses derniers dessous, ses habits pour son rendez-vous avec l’éternité. Oui, Vally était très touchée, elle pleurait carrément en me disant tout ça. Elle m’a dit aussi que Marina t’avait laissé un tableau qu’elle avait peint quelques jours avant de partir. Quand tu viendras ici, tu pourras le lui demander. 
Six mois plus tard, quand je suis revenue au pays, j’ai rendu visite à Vally. On a beaucoup parlé de Marina, nous sommes allées au cimetière pour poser une fleur et allumer une bougie. Et avant de partir, Vally m’a donné le tableau. « C’est Marina elle-même qui a fait le colis, elle a bien ficelé l’emballage, comme tu vois. Je ne sais pas ce qu’il y a dedans » m’a dit Vally en ajoutant : « elle ne m’a pas laissé le regarder ; c’est pour Ella, qu’elle m’a dit ». 
Une fois chez moi, j’ai déballé le tableau et je l’ai posé sur la table, à la lumière jaune-rougeâtre du crépuscule. C’était un paysage automnal d’une forêt épaisse. Des feuilles rouges dansaient la sarabande alentour des trois silhouettes qui avançaient dans l’allée, en file indienne. Devant eux, tombée de nulle part, il y avait une porte blanche largement ouverte. À moitié dissoute dans une lumière aveuglante, une femme aux longs cheveux blonds tenait dans ses bras un immense bouquet de coquelicots. Vêtue d’une robe noire, elle avait devancé les autres et se préparait à franchir le seuil de la porte. Derrière elle… une traînée de pétales rouges. 

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A
Merci à toutes et à tous pour vos commentaires qui m’ont donné espoir et confiance. Même si je n’ai pas gagné cette fois-ci, je garde au chaud ces nobles sentiments…
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P
Un texte très interpellant !
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D
Beau sujet et très beau texte, à la fois touchant, dérangeant et réconfortant.
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S
Sensible et fort touchant, en effet. Intime et universel à la fois. Merci !
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J
Sujet encore souvent trop tabou dans les discussions entre les proches et les membres d'une famille. Oui, ce signe est une sublimation attendue, qui serait une sorte de paix rassurante pour celles et ceux restés en avant de la "porte blanche". Les "mots dits" du vivant de la personne défunte sont bienfaiteurs. Personnellement, je n'ai pas dû demandé, ... maman me l'avait dit avant son départ. Texte courageux. Qui sent un vécu ?
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E
Troublant et qui touchera plus d'un lecteur : qui n'a pas demandé "fais-moi un signe" à quelqu'un prêt à franchir la porte?
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M
Beaucoup de sensibilité dans cette histoire.
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C
Un texte très émouvant.
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