"C'était pas une bonne idée, Sam", un texte de Carine-Laure Desguin publié dans la revue AURA 96
C’était pas une bonne idée, Sam
Dans le bureau du directeur d’une résidence pour personnes âgées. Dialogue entre le directeur et Sam, l’ergothérapeute.
— C'était pas une bonne idée, ma femme me l'avait bien dit, je revois encore sa mine déconfite lorsqu’elle a écouté vos quelques mots enragés sur la messagerie : Sam, tout cela n'annonce rien d’autre que de vilains nuages dans ce ciel bleu.
— Vous auriez dû écouter votre femme! Voyez dans quel pétrin nous pataugeons à cause de vous et de vos idées tellement artiiiiistiiiiiques?
— Mais monsieur le directeur, c'est vous-même qui avez accordé les subsides. La facture était bien détaillée. X mètres carrés de carton, des couleurs, des marqueurs, des trucs pour graver, des ...
— Taisez-vous! Tout cela me rend malade! Quand je pense que vous avez été filmé et que ces séquences passeront bientôt dans les journaux télévisés belges et puis ce sera sur TV5! TV5 Monde ! Monde, Sam !
— Pour ces autorisations-là également, monsieur le directeur, avec tout le respect que je vous dois, c'est vous qui avez signé.
— Bien sûr, tout est de ma faute!
— J’ai pas dit ça...
— J'attends d'un moment à l'autre un mail de la hiérarchie. J'ai bien sûr prévenu les supérieurs. De toute façon, les hautes sphères ont déjà reçu des plaintes venant des familles. Vous pensez bien, une pareille situation n'a jamais existé. Et n'aurait jamais dû exister! Comment avez-vous eu cette idée saugrenue, dites-moi? L'idée est-elle bien de vous car vous me paraissiez tellement limité, parfois! Même vos décorations de Noël ne ressemblent à rien du tout! Et ne parlons pas de celles de Pâques! Tous ces oeufs étalés n'importe où et n'importe comment...Et tous ces cœurs que vous suspendez à des rubans rouges pour la Saint-Valentin, c’est d’une banalité !
— Ce sont les participations actives de nos résidents, monsieur le directeur, ce sont eux qui décident et...
— Taisez-vous, Sam!
— Vous me demandiez comment cette idée m'était venue...
— Soit, je vous écoute!
— J'ai déjà essayé pas mal d'animations. Et rassembler vingt-cinq personnes n'est pas chose facile, les avis et les goûts divergent. La danse par exemple. Tout le monde n'aime pas la danse. Et puis il y a le tango, le rock, la valse. Rassembler vingt-cinq personnes. Et vingt-cinq, monsieur le directeur, c'est un nombre impair.
— Et alors?
— Ben pour danser, on est souvent deux...Sans compter que la parité n'existe pas non plus.
— Et alors? Ah oui, je comprends. Et le chant? Vous n'avez pas imaginé qu'une chorale qui passe derrière les écrans de télévision aurait été moins catastrophique que cette animation ridicule et malveillante et qui a fait de nos résidents de pauvres victimes piégées par un animateur amputé de toute empathie?
— Le chant, oui, le chant. Mais cela demande des heures de répétition et nos résidents désertent souvent les séances qui demandent des heures d'entraînement.
— Vous avez réponse à tout! Et qu'est-ce qui vous a pris, Sam, mais qu'est-ce qui vous a pris?
— Cette animation rassemblait nos vingt-cinq résidents. Même les plus confus peuvent s'exprimer par la manipulation des pinceaux et des couleurs, c'est bien connu, ça. Les plus habiles ont joué avec leur stylo-graveur. Tout le monde était content, monsieur le directeur. Quant à vous, monsieur le directeur, autant de mètres carrés de ce carton biodégradable, ça ne vous a pas mis la puce à l'oreille?
— C'était écologique! On passerait à la télévision et la résidence serait mise à l'honneur! Et cette idée de tutto qui a fait le buzz sur You Tube ! Dix mille vues en un jour ! Ah pour être glorieux, c’est glorieux !
— Ben voilà, la résidence est mise à l’honneur….Et cette activité a reçu un beau succès de la part de nos résidents et extra-muros aussi puisque nous recevons des commandes.
— Taisez-vous, Sam, taisez-vous ! Jamais je ne digèrerai ça ! Ce sont des personnes âgées ! Ils le savent, Sam, qu’ils sont ici dans leur avant-dernière résidence ! Mais de là à leur faire réaliser par eux-mêmes leur cercueil en carton biodégradable, il y a de la marge, Sam, il y a de la marge ! Pourquoi pas une visite guidée dans les cimetières devant leurs futures caveaux et stèles et je ne sais trop quoi ? N’est-ce pas ?
— Nos résidents sont contents. Tous ravis d’avoir participé à cette séance d’ergothérapie. Pour une fois, cette activité a fait l’unanimité. Madeleine a dessiné des fleurs. Maurice a collé ses photos de famille sans oublier celles de Lapsus, son chien. Sergio a composé des mots-croisés et Marie-Charlotte a agrafé son écharpe. Mireille a…
— Taisez-vous, Sam, taisez-vous. Et puis foutez le camp d’ici, foutez-le camp d’ici !
Carine-Laure Desguin