Christian Eychloma nous propose une nouvelle "Contretemps"

Publié le par christine brunet /aloys

Contretemps


 

Frédéric, dit Frédo, entrouvrit les paupières pour les refermer aussitôt. Puis il renifla avec un haut-le-cœur un air qui puait le moisi. Il demeura quelques minutes hébété, la tête vide, avant de se rappeler brusquement où il se trouvait. Il ouvrit les yeux, en grand cette fois.

Le labo n’était que très faiblement éclairé par une rangée de veilleuses. Plutôt étonné, il se débarrassa de son cathéter et se redressa péniblement, soulevant un petit nuage de poussière en posant ses avant-bras sur les bords de son sarcophage. Quand donc les techniciens de l’équipe de suivi en avaient-ils fait coulisser le couvercle ? Et pourquoi n’y avait-il personne ici pour l’assister pendant sa phase de réveil ?

Il ressentit cruellement le froid sous son fin pyjama bleu. Il avait l’impression de s’être allongé dans cette foutue boîte il y avait à peine une heure ou deux, sous la lumière des néons. Après avoir dit adieu à tout le monde, et surtout à sa femme, en pleurs mais résignée. Après tout, il n’anticipait son départ pour « le grand voyage » que d’une semaine tout au plus, ce qu’elle n’ignorait pas. Les médecins ne les avaient laissés sur aucune illusion en leur annonçant son décès imminent.

Considérant l’état de l’art en matière médicale, il était condamné à très brève échéance. Irrémédiablement. L’état de l’art du début du vingt et unième siècle, s’entendait ! Car c’était sans compter avec les toutes récentes techniques d’hibernation, mises au point pour les futures missions spatiales de longue durée. Et, coup de chance, on cherchait justement un cobaye. Alors, autant tenter le coup…

Les toubibs lui avaient fait valoir que, puisqu’il allait mourir, il n’avait absolument rien à perdre à s’en remettre aux progrès de la science et à les laisser « geler » ses processus biologiques pendant qu’il vivait encore. Et dans un siècle ou deux, qui sait, on le réveillerait en lui annonçant la bonne nouvelle. Son mal ne serait plus incurable. Il aurait à nouveau devant lui trente, quarante, cinquante ans d’une existence en parfaite santé, peut-être plus !

Bon… tous ceux qui auraient fait partie de sa vie, ses amis, ses parents, ses enfants, son épouse, tous seraient morts depuis longtemps. Cette idée, plus une certaine appréhension de ce à quoi ressemblerait cette société future qui, peut-être, l’attendait, l’avait beaucoup dérangé. Mais valait-il mieux carrément choisir le néant ?

Et maintenant, où en était-il, au juste ? Dire que quelque chose était allé de travers lui apparut comme un doux euphémisme. De plus en plus inquiet, les jambes flageolantes, se guidant dans la pénombre sur le panneau lumineux indiquant la sortie, il s’approcha lentement du pupitre de contrôle dont les équipements bourdonnaient faiblement.

Fichtre… cela devait faire un bout de temps que le ménage n’avait pas été fait. Écartant machinalement de la main une toile d’araignée, il se pencha sur l’écran éteint de la console et remua ce qui ressemblait à un dispositif de pointage pour provoquer l’affichage d’un genre de tableur, s’étonnant un peu de retrouver un environnement technologique somme toute assez familier.

Clignant des yeux, il regarda de plus près ce qu’il finit par reconnaître comme un calendrier. Et là, il sentit son cœur faire un bond. Était-il juste en train de rêver ? Était-il vraiment en 2421 ? Mais si tel était le cas, depuis quand le bâtiment était-il abandonné ? Et pourquoi ? Et comment se faisait-il alors qu’il y eût encore une alimentation électrique, aussi réduite fût-elle ?

Les panneaux solaires, bien sûr. Ces fameux « nouveaux » panneaux à la durée de vie faramineuse et qui avaient apparemment assez bien tenu leur promesse. Mais au fait, considérant l’absence de tout technicien dans les parages, qui donc avait pris la décision de le réveiller, et pourquoi ? Il se souvint alors du dispositif de sécurité dont on lui avait parlé et qui était justement prévu pour provoquer sa sortie d’hibernation en cas de baisse de tension durable…

Il se redressa en se tenant le dos, sentant peu à peu ses anciennes douleurs refaire surface. Au moins n’avait-il plus rien senti pendant ces quelques heures, heu… ces quatre siècles de sommeil artificiel ! Il s’agissait maintenant de comprendre ce qui avait bien pu se passer, et pour ceci aller évidemment jeter un coup d’œil dehors…

Essayant d’imaginer à quoi pouvait bien ressembler une ville du 25e siècle, il clopina vers la sortie du labo et tira aussi fort qu’il le pouvait sur la porte qui résista. Serrant les dents, il tira encore et encore, par petites secousses. Lorsque la porte consentit enfin à s’entrouvrir, il s’aperçut qu’elle était bloquée par des ronces. Grand Dieu… depuis combien de temps l’avait-on oublié là ? Après bien des efforts, il parvint à ouvrir suffisamment pour se faufiler à l’extérieur. Et la surprise le cloua sur place.

Une espèce de jungle - comment aurait-il pu appeler ça ? - lui barrait la route de tous côtés en lui masquant presque complètement la vue du ciel. De grands arbres et des lianes enchevêtrées, d’épais fourrés, et une dense végétation recouvrant par endroits le toit de l’édifice. Et des chants d’oiseaux. Beaucoup de chants d’oiseaux. Il sentit une boule se former dans son estomac.

Il essuya la sueur qui perlait à son front sous l’effet de la chaleur soudaine et se mit à réfléchir à toute vitesse. Il se souvenait évidemment de ce à quoi ressemblait ce coin comme s’il venait à peine de le quitter. Le complexe universitaire offrait une vue magnifique sur la ville que l’on pouvait apercevoir en contrebas, depuis un belvédère tout proche. C’était tout droit. C’était là qu’il devait aller s’il voulait avoir une première idée de ce qui avait bien pu arriver.

Il repéra sur sa droite un espace moins touffu qui pourrait peut-être lui permettre d’y accéder. Il se glissa avec peine entre les troncs, écartant au passage les branches qui lui griffaient le visage et chassant involontairement des tas de petits animaux qui fuyaient à toute vitesse à travers les fougères. Fourbu, les pieds ensanglantés, le pyjama déchiré, il parvint enfin au bord d’un ravin.

Paralysé de stupeur, il demeura longtemps hagard, contemplant sans y croire l’immense forêt s’étalant à une centaine de mètres en-dessous. Hormis quelques « protubérances » pouvant faire penser à ce qui resterait d’anciennes tours, rien, absolument rien, ne subsistait de ce qu’il venait de laisser au 21e siècle. La nature avait apparemment partout repris ses droits. Plus âme qui vive dans un paysage de commencement du monde. Plus âme humaine, en tout cas… Il se retourna brusquement en entendant un grognement sourd. Non, plusieurs grognements.

Des loups ? Des chiens, à mieux les regarder. De plus en plus nombreux. Toute une « meute », en fait. De gros chiens plus que menaçants, babines retroussées sur de puissants crocs. Une espèce visiblement redevenue sauvage et ayant de toute évidence, depuis belle lurette, oublié son attitude servile et sa crainte de l’homme. Des fauves s’apprêtant tout simplement à le dévorer.

Il était sans arme, malade, exténué, aussi dépourvu de défense qu’un nouveau-né. Avec un rire d’autodérision, il fit face au vide et sauta.

Il lui sembla que la chute durait longtemps, longtemps, avant un choc terrible et une douleur fulgurante. Puis… plus rien.

Frédo venait de se rendormir. Pour l’éternité.

 

 

Publié dans Textes, Nouvelle

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J
Ça, mon cher Christian, c'est le genre d'histoire à la chute... sévère ! que j'aimerais voir défiler sous mes yeux sur un écran. Diablement bien écrit. Très intelligent et réaliste. Superbe ! On a tous dû se faire ce scénario dans notre tête, à un moment donné, qui plus est... Merci d'avoir concrétisé la chose.
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C
Merci JP ! Perso, je crois que j'hésiterais à parier sur l'avenir... :))
C
Frissons dans le dos garantis...
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P
J'ai pu facilement entrer dans la tête de Fredo. <br /> J'ai beaucoup aimé cette nouvelle à la "chute" inattendue.
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C
Merci Philippe ! Mieux vaut être dans sa tête que dans son pyjama ! :))
J
Quelle "chute" dans les deux sens du terme ! C'eût pu réussir mieux pour lui , cette sortie de cryoconservation, pauvre Fredo, pas de bol ! Beau scénario pour un court-métrage en tout cas. Passionnant, Christian. Mais je rêvais d'un happy end. Snif ...
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C
D'où le risque de parier sur l'avenir ! :)) Merci Jean Louis !
C
Ecrit comme un véritable thriller, on se demande angoissé ce qui arrivera à ce pauvre Frédo...A présent on sait, brrrrr.
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C
L'unique chose dont on peut être certain, c'est que rien n'est jamais sûr ! :))
M
Une nouvelle fort bien écrite qui se lit d'une seule traite. Bravo !
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C
Merci Micheline ! Réfléchir à deux fois avant de se faire "cryogéniser" ! :))
E
Oh mince alors, pour une expérience "that went wrong", on peut dire que ça "went"... Le malheureux en pyjama au milieu d'une sorte de forêt non pas enchantée mais désenchanteuse... Seul le chant des oiseaux resplendit dans cette nouvelle, et aussi l'idée que malgré tout... l'expérience eût pu réussir si seulement le reste n'avait pas foiré!!! Bravo!
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C
Oui, un sacré "grain de sable" !!!! :))