Carine-Laure Desguin nous propose un texte "Les dernières paroles de Valentin Courvayeur"

Publié le par christine brunet /aloys

Les dernières paroles de Valentin Courvayeur

 


  Cela faisait plus d’un an que je n’avais pas remis les pieds dans cette maudite région. Je n’aimais pas cette campagne triste, oppressante, surtout en cette fin d’automne. Les vues panoramiques à plusieurs endroits de la cité, oui, soit. Du haut des remparts, je ne voyais que cette rivière, la Sambre, qui serpentait au milieu d’une vallée moribonde en transportant dans ses eaux sales des tonnes de détritus. J’en avais la nausée et je me disais, Pauvres canards, flotter ainsi sur une flaque polluée… Des efforts, j’en ai fait. J’ai même lu des dizaines de poésies de Roger Foulon, un écrivain natif de cette cité médiévale. J’avais l’impression de ressentir un décalage entre la lecture de ses textes magnifiques décrivant entre autres, une campagne verdoyante, des ruelles et des venelles aux pavés moyenâgeux encore très authentiques et la vue de ces paysages mortifères que j’avais sous les yeux. Jamais je ne comprendrai pourquoi Val est venu s’enterrer dans cette petite ville de province : Thuin. L’amour sans doute, oui, c’est bien ça, l’amour. Et c’est cet amour-là qui, d’une certaine façon, lui a bousillé la vie. Alors lorsque Sybille Palate, madame la commissaire Sybille Palate s’il vous plaît, seulement la trentaine au compteur soit dit en passant, m’a demandé par mail si, puisque je serais très bientôt de passage en Belgique, je n’aurais pas l’amabilité de la rencontrer encore une fois, j’ai menti en répondant : Oui, bien volontiers, j’attendais de vos nouvelles. L’enquête au sujet de la disparition de mon fils, Valentin Courvayeur, était loin d’être close. Je l’avais pressenti dès la première minute de l’enquête, Sybille Palate ne lâcherait rien et, elle aurait depuis peu, auditionné un témoin. Il serait plus facile d’avoir une conversation autre que par l’intermédiaire de tous ces instruments numériques et, rien de mieux d’après elle, qu’un face à face physique, les yeux dans les yeux. Tellement de choses deviennent évidentes lorsqu’on entend la voix de son interlocuteur en même temps que l’on découvre d’au plus près sa gestuelle et ses mimiques, etc. À lire son mail, mes impressions se confirmaient : Sybille Palate me cherchait des poux. Depuis le début, elle ne cessait, par des sous-entendus malsains, de me soupçonner d’être responsable de la disparition de mon fils. Selon Sybille Palate, je n’avais jamais accepté que Val s’installe ici, à Thuin, et de surcroît avec Samuel Demulder. Elle avait même, lors d’un entretien, prononcé à mon égard bien sûr, le mot « homophobe ». Alors, lorsque nous nous sommes retrouvés en tête à tête, Sybille Palate et moi, dans son bureau situé Clos de l’Harmonie, la conversation a vite dégénéré. Je percevais des allusions à double sens que ce flic en jupon parsemait dans la conversation. J’ai perdu mon sang froid et puis élevé le ton.  Ah, ce serait bien pour sa carrière et son prestige, de dénouer cette enquête qui n’en finissait pas. Et quelle aubaine : prouver que le célèbre écrivain parisien Réginald Courvayeur était à l’origine de la disparition de son fils. Allons nous dérouiller les jambes, voulez-vous monsieur Courvayeur, ça nous remettra les idées en place à tous les deux, me proposa Sybille Palate.  Je ne vous accuse pas, sachez-le, je cherche des réponses à mes questions, continua-t-elle sur un ton dégagé.

   Nous avons piétiné les feuilles mortes sur ce carré champêtre d’où s’élèvent quelques arbres et qu’on nomme Le Chant des Oiseaux. Je n’ai vu aucun oiseau, pas même un chat. Et là, dans ce passage boueux et sans issue, entouré de maisons aux façades fades, j’ai entendu pour la xième fois madame la commissaire relater la vie de mon fils : Monsieur Courvayeur, votre fils Valentin et son compagnon Samuel s’entendaient à merveille. C’était un jeune couple gay sans aucun problème. Ils projetaient de rénover cette maison, rue du Rivage, une maison classée, je vous le rappelle. Vous m’avez lancé, après la disparition de votre fils, ces paroles méprisantes : Une petite bicoque de rien du tout ! Monsieur Courvayeur, la rue du Rivage à Thuin est une rue pittoresque et très prisée des touristes. Cette rue est le centre de la commune indépendante libre du Rivage et ce quartier possède son propre bourgmestre, folklorique, soit… C’est un peu comme chez vous, à Montmartre, si vous me permettez la comparaison. Val et Samuel s’activaient dans l’ASBL qui finance tout le marketing concernant le vignoble de notre belle cité médiévale. Cela ne vous surprend pas, je suppose. Val, lorsqu’il habitait à Montmartre, était aussi très proactif au niveau du vignoble, de sa culture et de la commercialisation de son vin. Cette expérience fut précieuse pour l’évolution de nos jeunes vignes et un jumelage entre Thuin et Montmartre était envisagé, c’est dire. En bref, monsieur Courvayeur, Val et Samuel menaient une vie sans nuage, aucun nuage, j’insiste, monsieur Courvayeur. L’enquête n’a rien donné du côté de cette ASBL créée pour la distribution commerciale du vin thudinien, tout est nickel, et aucune embrouille non plus avec les autres associés : Tous restent stupéfaits de cette disparition. Et Samuel Demulder est, depuis ce drame, inconsolable. Je ne vous entends plus, monsieur Courvayeur, l’air pur de notre campagne vous rendrait-il muet ?

   À cet instant précis, nous étions au bout de ce passage sans issue, juste devant une œuvre d’art dont j’ai oublié le nom de l’auteur et, tout en me questionnant au sujet de mon silence, Sybille Palate ne décrochait pas son regard des parcelles vinicoles. Car de là, postés juste en face de ce grand cercle en acier poli, nous avions devant nous une vue à cent-quatre-vingts degrés sur les jardins dits suspendus. Le vignoble, au loin, nimbé par une légère brume colorée, était presque invisible, d’autant plus que le ciel s’obscurcissait, laissant même entrevoir un halo rougeâtre. C’est parce ces vignes, pourtant dénudées à cette période de l’année, ne vous laissent pas indifférent que vous ne réagissez pas, n’est-ce pas monsieur Courvayeur ? Une émotion vous submergerait donc lorsque vous avez ce spectacle devant les yeux ? Car au loin, bien au-delà du beffroi, coule la Sambre, monsieur Courvayeur, et, avec de l’imagination, on devine la rue du Rivage… que vous situez sans mal, je suppose.  

   Je n’ai pas répondu à cette question, j’ai réussi à l’éluder en insistant sur le fait que j’étais ici parce qu’il y avait du nouveau dans cette enquête et qu’avant de repartir vers Bruxelles (je dédicaçais à la librairie Mot Passant mon dernier livre), j’aimerais connaître, enfin (j’ai insisté sur ce mot), le nouvel élément de cette interminable enquête. Madame la commissaire, ai-je continué, mon fils reste introuvable. Aucune trace de lui, ni dans le monde physique, ni dans le monde numérique. Son compte n’aurait subi aucun débit. Mon fils est mort, madame la commissaire, mort. À chaque fois que je lis vos mails, des plaies en moi se ravivent et vous me donnez de faux espoirs, c’est inhumain. Sybille Palate restait imperturbable. Le ton que j’employais la laissait de glace et lorsque j’ai dit que mon fils était mort, elle n’a pas démenti. Non, elle a embrayé sur une question à laquelle je ne m’attendais pas du tout : Monsieur Courvayeur, rendrez-vous visite à Samuel Demulder lors de votre séjour dans notre région ? N’auriez-vous pas une dernière conversation à partager avec le compagnon de votre fils, ou disons plutôt… continuer une conversation ? J’ai regardé Sybille Palate dans les yeux et je lui ai lâché : Je n’ai rien à faire dans ce taudis de la rue du Rivage, et si j’osais, je lui casserais la figure à ce Samuel, il est à l’origine de la disparition de mon fils, d’une façon comme d’une autre. Menez votre enquête comme il se doit, elle n’a que trop patauger jusqu’ici. Je retourne illico dans ma chambre, hôtel Novotel à Charleroi, puisque vous alliez me demander où je logeais, j’en suis certain.  Sybille Palate n’a plus posé aucune question mais a cependant affirmé d’un air très sûr d’elle qui ressemblait à un ordre : J’espère que vous resterez quelques jours en Belgique, monsieur Réginald Courvayeur, il se pourrait que le dénouement de cette enquête soit une source d’inspiration pour votre prochain roman. 

 

   Ce soir-là en retournant vers Charleroi, tout s’est embrouillé dans ma tête et j’ai senti que mon rythme cardiaque s'accélérait. Ce que Sybille Palate aurait pu découvrir, je m’en doutais. Je craignais que cette monstrueuse vérité soit dévoilée. Ce qui ferait basculer mes jours dans un cauchemar noirissime. À Gozée, sur la N53, je n’ai pas continué vers Charleroi, j'ai fait plusieurs fois le tour d’un rond-point tout en réfléchissant. Des images sensuelles de Samuel me revenaient comme un boomerang et puis j'ai filé vers Thuin. Sybille Palate avait raison, Samuel et moi avions encore des choses à nous raconter, beaucoup de choses. J’ai garé mon véhicule sur la place, devant le monument dédié aux bateliers. Les eaux de la Sambre étaient calmes et aucune péniche n’était visible, ni en amont, ni en aval. Il était tout près de vingt-deux heures, tous les magasins de la rue ‘t Serstevens étaient fermés. Dans ces petites villes belges, tout se meurt une fois le soir tombé, pourrait-on croire. J'ai regardé du côté de l’autre berge de la rivière, je n’ai vu que les lumières des habitations. Le vibreur de mon smartphone m'a fait sursauter, c'était mon éditeur qui me demandait la confirmation de ma prochaine séance de dédicace, ce samedi. Je lui ai répondu, Pour rien au monde je ne raterais ce rendez-vous avec mon lectorat bruxellois, tu penses ! J’ai ensuite envoyé un texto à Samuel, je ne voulais pas qu’il sursaute et s’inquiète, ce n’était pas l'heure habituelle pour une visite amicale. La rue du Rivage était déserte et à peine éclairée, tout comme ce soir-là, le soir du drame. Mes pensées dérivaient vers toutes ces heures passées ici, dans cet ancien quartier de bateliers. À déguster ce vin thudinien, Le clos de la Venelle. Oh, de la piquette, mais qu'importe. Val s'était obstiné à rechercher la meilleure méthode afin d'améliorer ce vinaigre et là, son expérience vécue dans le vignoble de Montmartre lui venait à point. Val voulait redorer le blason des crus du Clos de la Venelle, il aimait tellement Samuel. Qu'ai-je donc fait ? Mais pourquoi, pourquoi donc ? Soudain, un texto de Samuel : Je t'attendais. Comment Samuel se doutait-il que je viendrais chez lui ? Ah oui, ai-je pensé, mes séances de dédicace sont annoncées dans la presse. La porte du 11 rue du Rivage était entrouverte et Samuel était là, assis sur l'accoudoir d'un canapé que je ne connaissais pas. Samuel a perçu des interrogations dans mon regard et a murmuré, Comme tu vois, Régis (c'est le diminutif qu'il m'avait donné), tout est remis à neuf. C'est ce que Valentin voulait, une rénovation qui respectait l'ancienne architecture et puis, cette maison est classée, continua-t-il sur un ton de confidence, des critères sont à respecter. Samuel et moi avons commencé comme ça, par des banalités et puis, nous n'avons pu retenir nos sentiments plus longtemps. Mais cette fois, pendant nos ébats, ce n’est pas le bruit d’éclats de verre contre la façade que nous avons entendu, c'est bien pire que cela : Des crissements de pneu, des claquements de portière et puis la porte de la maison s’est ouverte assez violemment. J'ai vu des larmes dans les yeux de Samuel et ses mots dits à mi-voix, je ne les oublierai jamais, Excuse-moi, Régis, je ne pouvais plus garder tout ça pour moi. Devant nous, madame la commissaire Sybille Palate qui, sans reprendre une seule fois sa respiration, a débité son laïus : Vous étiez trop clean, monsieur Courvayeur. Il y avait forcément une faille. Oh, cela ne fait pas de vous l’assassin direct de votre fils, non, bien sûr. Et vous, Samuel Demulder, si vous n’aviez pas été victime de ce chantage, auriez-vous franchi la porte de mon bureau et dès lors tout avouer ? Eh oui, monsieur Courvayeur. Le soir où Val, avec rage, a brisé contre la façade de cette maison une bouteille de notre bon vin thudinien, c’est parce qu’il venait de vous surprendre dans les bras de son compagnon. Il a fait deux pas en arrière, n’en croyant pas ses yeux, et une voiture l’a heurté. Le conducteur ivre, un notable connu et respecté, Simon Dessalines, n’a pas voulu entamer sa réputation. Il a dissimulé le corps de votre fils, monsieur Courvayeur et ce avec votre approbation ! Mais de là, de là entre ces murs, affirma Sybille Palate en montrant de sa main droite la ruelle juste en face qui mène vers la berge de la Sambre, une autochtone, Gabrielle Darc, a reconnu Simon Dessalines. Ces derniers mois, en maître-chanteur très pro, Gabrielle Darc s’est bien enrichie : Le pognon de Simon Dessalines, le vôtre, Réginald Courvayeur et puis le vôtre également, Samuel Demulder. L’un d’entre vous devait craquer. Et ce fut vous, Samuel Demulder, puisque vous êtes le moins nanti. La grande question reste : Pourquoi avoir accepté que Simon Dessalines dissimule le cadavre de votre fils, monsieur Courvayeur. Ça, c’est la question. Et je connais la réponse, voyez-vous. Votre fils, monsieur l’écrivain parisien à succès, votre fils a parlé avant de fermer les yeux. Et ces mots-là, Simon Dessalines les a entendus. Ainsi que Gabrielle Darc. Habillez-vous, monsieur Courvayeur. Vous aussi, monsieur Demulder. Et puis suivez-moi, nous devons encore discuter vous et moi, des ombres subsistent dans cette curieuse affaire.

 

Carine-Laure Desguin

 http://carineldesguin.canalblog.com

Publié dans Textes

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
M
Captivante histoire ! Des lieux que je connais. Un style fort agréable. Bravo ! Comme l'a écrit Philippe : "Un texte qui pourrait faire l'objet d'un livre à lui tout seul !".
Répondre
C
Merci Micheline et je te dis à bientôt!
P
Un texte qui pourrait faire l'objet d'un livre à lui tout seul ! <br /> Toujours une imagination débordante, Carine-Laure...!!!
Répondre
C
Ah ah oui, merci Philippe!
C
"La comédie humaine", version moderne... Et moi, quand je lis cette histoire si bien troussée, je regrette de ne pas les connaître, ces lieux si bien décrits...
Répondre
C
C'est un quartier typique de Thuin, le quartier des bateliers. Viens, je t'invite, Christian!
B
Un récit bien prenant et qui me rappelle des lieux dans lesquels je suis passée et du coup, l'histoire n'en est que plus accrocheuse. La fin me laisse évidemment sur ma faim: quels sont ces derniers mots prononcés par Valentin...?
Répondre
C
Le quartier du Rivage à Thuin, un quartier très pittoresque, un petit village dans la cité de Thuin. L'ancien quartier des bateliers. J'y suis allée souvent lors de l'écriture de ce texte. Les derniers mots prononcés par Valentin? Gardons une part de mystère. J'aime bien ces fins ouvertes.
E
Pas déçue, comme toujours, comment l'être avec Carine-Laure qui touille avec adresse dans son bouillon sorcier de misère humaine :). Le sordide quotidien, en somme, car oui, ces choses-là arrivent parfois. Bravo en tout cas!
Répondre
C
Merci Edmée. Du sordide ça, mais non mais non, une histoire peu ordinaire voilà tout. Merci merciii.