Carine-Laure Desguin signe un texte paru dans la revue AURA 106 "L'ATTENTE"
L’attente
Elle gare sa voiture dans l’allée du garage. Le quartier est si calme qu’il s’en dégage des effluves mystérieuses, mortifères. Même les chaînes stéréo de Leelo, l’ado apprentie DJ de la maison d’en face, restent muettes. Elle (l’auteur ne lui attribue pas de prénom), elle n’a croisé personne en revenant de son travail (soit quand même neuf kilomètres dans une zone semi-urbaine), pas une seule voiture, pas une seule trottinette et pas l’ombre non plus d’une âme humaine que traînerait par sa laisse une chienne folle (non, l’auteur ne s’est pas trompé). Elle ouvre la portière, celle du côté conducteur, histoire de respirer une bulle ou deux d’oxygène tout en laissant passer le temps. Le chant des oiseaux investit l’habitacle tout entier. Elle ne reconnaît pas ces chants-là, elle ignore à quels oiseaux ils appartiennent, elle n’a jamais pris le temps de feuilleter un livre qui raconterait les espèces d’oiseaux et puis aussi le nom de leur chant respectif. Elle reconnaît cette lacune et se promet d’y remédier dès que la librairie rouvrira. Les secondes semblent tellement lentes à s’écouler, elle pense tout à coup à cet objet, un sablier, et se dit que dès que possible, elle se mettrait à la recherche d’un sablier dans une brocante ou l’autre. Une seconde égale pourtant une seconde depuis la nuit des temps, se dit-elle. C’est long et lent, quand même. Et ce foutu soleil ne se déplace pas, ou d’une façon si imperceptible. Elle aspire à passer à d’autres mouvements, ouvrir la porte et puis prendre… non, pas ça, pas maintenant, elle se refuse de penser à ces gestes de tendresse et de câlins interminables. Interdits. Le tactile est proscrit, c’est une façon de protéger les siens. Elle lève la tête et regarde les fenêtres de la maison. Les rideaux sont défraîchis, depuis le temps (encore lui) qu’ils n’ont plus tournicoter dans le tambour de la machine à lessiver. C’était quand déjà ? Bien avant la parution du dernier Nothomb, se dit-elle pour mettre à l’abri de tout (mais de tout quoi, au juste ?) son espace destiné à ses éléments d’humour. Elle n’allume pas la radio et son smartphone reste éteint. Elle perçoit un gazouillis qui surpasse celui de tous les autres. Cela vient de derrière les buissons d’hortensias. Il faudra qu’elle se l’achète, ce livre qui explique les noms des oiseaux. Elle étend une jambe hors de l’habitacle de la voiture et son pied s’adonne à faire quelques mouvements circulaires. Les haies de buis ont poussé ces dernières semaines, et pourtant elle devine toutes sortes de choses derrière la fenêtre de la cuisine de la maison voisine. Elle est ouverte, c’est sûr. Des odeurs d’épices et de poulet rôti traversent la haie et parviennent jusqu’à elle. Elle se surprend à penser que c’est une belle affaire, elle n’a rien perdu de son odorat. Elle entend le chant des oiseaux, elle sent les odeurs d’épices et de poulet qui cuit, de véritables petites batailles qu’elle gagne jour après jour. Elle éternue plusieurs fois de suite, des particules humides roulent sur le volant. Elles s’assécheront, se déshydrateront et puis mourront dans quelques heures proposent les scientifiques. Ces éternuements ne la rassurent pas mais elle relève la tête et se dit que décidément, ses rideaux devront être lavés au plus vite. Son regard glisse vers les murs de la façade et elle voit dégouliner tout le long des briques blanches, se bousculant à qui mieux mieux, des agglomérats compacts, mousseux, de, le suppose-t-elle, ces bestioles virulentes qui immobilisent les trois-quarts de l’Humanité depuis le mois dernier. La glycine fleurissante barre le passage à ces saloperies mais sitôt ces pensées l’effleurent-t-elle que les bestioles ont déjà amputé l’innocence de la plante. Un sentiment d’impuissance l’envahit, encore de la vie en moins, se dit-elle. À présent, il y a bien une quinzaine de minutes qu’elle a garé sa voiture dans l’allée du garage. C’est comme ça chaque soir. Elle revient du boulot et puis attend dans sa voiture une demi-heure ou plus, un temps d’attente qu’elle détermine elle-même et qui n’est pas proportionnel au nombre de décès qu’elle aura compté dans son service de psychogériatrie. C’est comme si elle donnait à sa voiture le rôle d’un sas de décompression. Jamais elle n’aurait imaginé en arriver là, être l’actrice d’un pareil cirque. Elle se sent tellement sale lorsqu’elle quitte le boulot. Tous ces morts et ses malades recouverts de ces bestioles virulentes que ses mains gantées ont touchés, ça la dégoûte. Alors elle reste là, comme ça, devant chez elle, chaque soir. Elle attend. Ce soir Adrien, son fils, l’a aperçue plus tôt que prévu, sans doute s’habitue-t-il à ce nouvel horaire, peut-être même a-t-il compris ce nouveau rituel, les enfants ressentent ces choses-là de la vie. Adrien sort de la maison en courant et crie alors maman tu viens, tu rêves ou quoi ? Et comme chaque soir avant de prendre son enfant dans ses bras, elle lui dira, laisse maman prendre sa douche avant de t’embrasser. Ah oui, à cause de ces méchants microbes continuera Adrien, bien informé de tout ce qui se passe à cause de ces vilains dragons invisibles qui rôdent partout et qui s’appellent tous Covid-19.
Carine-Laure Desguin