Concours pour le hors-série de la Revue, Les petits papiers de Chloé dans le sous-thème " : "Je me suis perdu(e)/désorientation" Texte 7...
Catastrophe - Je me suis perdue
On m’avait bien dit que si j’épousais Albert – dit Bébert – je serais sur la bonne voie. Moi il ne me disait rien du tout, je le trouvais encore plus laid que les autres membres de sa famille, et dans le village on les surnommait Les repoussants. Il était le plus repoussant, et pour qu’on me lise jusqu’au bout, je ne veux écœurer personne en le décrivant.
Mes parents n’ambitionnaient que ça : s’unir avec la famille des repoussants, car s’il y avait une chose qu’ils ne repoussaient pas, c’était l’argent. Et quel parent ne rêve de voir sa fille le derrière dans le beurre ? Ses petits-enfants nés avec la cuiller d’argent dans la bouche édentée ? De faire un tour en voiture avec le jeune couple certains dimanches, le chauffeur amidonné jusqu’aux coudes et fleurant l’after-shave souriant avec distinction en refermant la portière ?
Donc je me suis retrouvée auprès d’Albert devant l’autel, heureuse de ce que mon voile épais me dissimulait un peu son visage évoquant la lune : couvert de cratères, déserté du moindre poil (qui aurait eu le mérite d’en cacher une abondante moitié…), avec deux globes rougeâtres gélatineux entourés de cils couverts de croûtes. Il n’y avait eu aucune « cour », aucun bouquet de fleurs, juste un accord soulagé des deux parties : caser leur monstre d’un côté, et gonfler les finances de la descendance de l’autre. Peu s’étaient souciés d’imaginer que je devrais, pour assurer cette bienheureuse descendance, vivre une rencontre plus effroyable que s’il s’était agi du minotaure.
Trouver ma voie… là j’étais tout à fait perdue. Sois une maîtresse de maison irréprochable, insistait sagement ma mère. Et je recevais la gentry locale, leur offrais des pastilles de menthe ou Rennie quand je les voyais pâlir à la vue d’Albert curant dans son nez ou ses oreilles avant de leur offrir une dragée. Je laissais une puissante eau de Cologne dans le cabinet de toilette pour que les dames aient la sensation de se désinfecter après son baise-main vorace. J’augmentais le volume musical pour couvrir les pétarades de ses flatulences et rots. Bref, j’étais perdue.
Mes enfants… les pauvres, le petit Octave avait hérité des pustules paternelles, et Angélique, elle, bénéficiait de tout le système pileux que son père n’avait pas. Si un jour on voulait la marier il faudrait épiler ses sourcils du front aux joues et sa moustache à la tondeuse.
J’étais vraiment perdue.
Instruis-toi, me conseilla mon père, ça te changera les idées.
Alors je m’instruisis. Et je me perdis encore plus, mais alors là, sur des voies enchantées qui me parlaient de libération, de jours radieux. Je lisais les recueils de recettes d’empoisonneuses célèbres (le petit guide culinaire de La Montespan étant excellent, bien que l’omelette à la Violette Nozière m’ait attirée presqu’irrésistiblement…). En m’égarant dans ces rêveries toxiques, il me semblait bien retrouver un chemin qui me « déperdait ». Le chemin de l’espoir. Albert et moi resterions ensemble jusqu’à ce que la mort nous sépare, oui, mais je pouvais inviter la mort à notre table. Octave et Angélique pleureraient bien un peu au début, c’est vrai, mais les enfants, c’est ingrat, et ça a la mémoire courte.
Après m’être exercée avec les chiens de chasse de Bébert, et puis cette petite idiote de Fanchon qui cassait toutes les porcelaines de Saxe en époussetant – sa famille est même venue la chercher pour l’enterrer dans son village, bien plus pratique que pour les chiens que j’ai dû enterrer de nuit dans les marais, laissant Bébert les appeler pendant des jours – ma technique était au point, et j’ai préparé un vol-au-vent aux amanites phalloïdes pour un petit repas servi en tête à tête dans le bureau de mon époux boutonneux, annonçant que je me contenterais d’un simple verre de vin car je n’avais pas d’appétit.
Vous vous égarez, Marie-Philippine, vous vous égarez. Ces champignons ne sont absolument pas des girolles et morilles, mais des amanites phalloïdes. Vous n’y connaissez vraiment rien à rien, comme je le supposais depuis longtemps déjà. Je m’en vais donc commander en cuisine un repas plus sain. Mais que ça ne vous retienne pas de boire votre coupe de vin, je l’ai fait monter de la cave spécialement pour vous…
Bisque ! Bisque ! Rage ! Bon, je m’y reprendrai mieux la prochaine fois. Un dessert, peut-être… L’arsenic a un goût qui se mêle parfaitement aux desserts, c’est une bonne idée. Oh ciel que la perspective de ne plus subir les assauts de Bébert, de ne plus avoir le museau embué de son haleine septique… quoi de plus beau à l’horizon ? J’ai bu avec plus d’entrain qu’habituellement, et ai trouvé le vin râpeux, trop corsé. Un peu de fumée s’est formée devant ma bouche, et j’ai encore eu le temps de m’indigner : il m’a offert un vrai pique-rate, Bébert !
Bébert s’arrête à l’entrée du petit bureau, et lâche un rot méphitique, se gratte le bas du dos et sourit. Une fumerole monte de la bouche tordue de son épouse au sol, dont les lèvres sont carbonisées. Voilà ce qui arrive aux sottes qui se perdent dans des rêves trop grands pour elles. L’argent ne suffisait pas, il lui fallait ce qu’elle appelait le sex-appeal, le glamour, les manières de la haute. Toujours ce petit rictus écœuré en me regardant, ou en tenant nos magnifiques enfants dans ses bras.
Non mais…