"Et les vieux dans tout ça", un texte en 4 parties signé Carine-Laure Desguin... Part 4
Et les vieux dans tout ça ( 4, suite et fin)
Quelle poésie, écoutez tous cet artiste ! Écoutez-le ! Car vous êtes artiste n’est-ce pas ? Oh, dites oui, dites oui ! Écoutez cet homme mes amis, écoutez-le !
Non, je ne suis pas un artiste, je suis quelqu’un qui a des idées, voilà tout ! Et j’aime la poésie, celle qui bulle dans les cafés refroidis et …
Fred ne continue pas, il se sourit car il vient d’inventer un mot, bulle, bulle utilisé en tant que verbe. Il est content de cette idée.
Vous êtes un artiste alors, il n’y a aucun doute ! Et ces idées, vous les vendez ? Vous avez une galerie d’idées ? Vous avez des albums d’idées ? Des livres d’idées ? Vous les encadrez, dites, ces idées ?
Non, ce sont des idées, voilà tout. Seulement voilà, je ne veux plus voir pleurer les vendeuses et pour ma prochaine idée, j’ai une autre idée.
Les phrases de Fred provoquent un attroupement et tout le monde écoute l’homme qui marche pieds nus sous le dôme.
Je vous photographie, s’exclame un journaliste !
Quelle bonne idée ajoute l’épouse de l’architecte !
Clic clac clic clac. Six ou peut-être sept appareils se mettent à crépiter, car si un journaliste a l’idée de photographier un homme aux pieds nus, c’est que l’idée peut s’avérer géniale.
À présent la nuit s’installe et des lumières de toutes les couleurs jaillissent d’un peu partout, du haut du dôme, des ascenseurs, et des lits médicaux électriques. Une vision de toute beauté.
Quel jeu de lumières, entend-on de droite et de gauche, quel jeu de lumières, ils ont pensé à tout ! Des étincelles de lumières qui s’étoilent en provenance des lits électriques, quel art, quel art !
À propos, les œuvres ne sont pas encore visibles ? questionne le journaliste.
Monsieur Désarbre prend la parole et madame Holter approuve chaque mot que monsieur Désarbre expulse.
La demande est telle que nous avons lancé un tirage au sort, vous voyez l’ampleur de cette idée ! Une seule œuvre est arrivée, les autres seront présentes demain, c’est promis. Ce fut toute une organisation. Chaque établissement a procédé à un tirage au sort. Obligatoire car les postulants étaient si nombreux. On ne peut quand même pas les entasser les uns sur les autres. Nos œuvres d’art doivent respirer !
À ces mots, les regards cherchent l’endroit où l’on a placé la première œuvre.
La première œuvre arrivée est allongée au quatrième étage ! Montez, montez chers amis, je vous en prie ! crie monsieur Désarbre, avec dans la voix des tonnes d’exaltations.
Devant le lit, une plaque de cuivre pareille à celle que l’on trouve sur le bord inférieur des tableaux, dans les musées. Une infirmière astique du mieux qu’elle le peut la plaque de cuivre.
L’épouse de l’architecte s’approche et lit Firmine Lesage. C’est bien ça ? demande-t-elle à l’infirmière.
Oh je ne sais pas, je n’ai pas encore eu le temps de lire le nom de cette œuvre, j’astique ! Attendez. L’infirmière rive ses yeux vers la plaque de cuivre et puis dit oui c’est bien ça, l’œuvre s’appelle en effet Firmine Lesage.
Des exclamations fusent. On s’approche de l’œuvre endormie, on se bouscule, on prend des selfies. Oui, c’est ça, attendez, je recule, essayez de prendre le visage de l’œuvre, j’aimerais nos deux visages sur la photo. L’infirmière sourit et sur le lit de l’œuvre, prend des poses suggestives.
Une odeur nauséabonde est à présent perceptible. Et du lit s’écoule un liquide brunâtre, plic, ploc, plic, ploc. Firmine Lesage s’éveille et s’écrie je viens de pisser, y’a-t-il quelqu’un pour me changer oui ou merde ?
Au rez-de-chaussée, Fred et Phil, bras dessus bras dessous, zigzaguent entre les visiteurs.
Fred, toutes ces lumières, ça me rend folle.
Viens m’man, laissons cette idée sur la place du Manège, j’ai une autre idée qui me carrouselle dans la tête.
Carine-Laure Desguin