Texte 2 concours "Les petits papiers de Chloé" : Lâcheté(s)
Un pilastre de moralité
Je suis un homme sur lequel on peut compter, un pilastre moral. Lisez donc…
J’ai, il est vrai, épousé une affreuse. Affreuse mais très bien nantie. Jocaste, pour ne pas la nommer. J’aurais préféré m’unir aux douces rondeurs de Fanfan, et petit déjeuner en rêvant devant ses lourdes paupières de chat repu. Elle était d’ailleurs enceinte, Fanfan, ma Fanfan… tandis que Jocaste me mitraillait de regards haletants de désir. Maman m’a mis sur le chemin raisonnable : Jocaste est attirante comme un cétacé mort, certes. Mais Fanfan n’a pour tout capital que sa beauté, et que savons-nous des ravages que le temps lui infligera ? Veux-tu fonder ta descendance dans l’opulence garantie, ou connaître les affres des fins de mois difficiles jusqu’à votre jubilé ? Il est vrai que l’apport génétique de Jocaste est à craindre, mais il y aura le tien, tu as quand même eu le prix du plus beau bébé Cadum si tu te souviens. Et puis de nos jours, la chirurgie esthétique pourrait faire monsieur Monde avec la créature de Frankenstein et quelques retouches.
J’ai donc tranché dans le lard, pas celui de Jocaste qui en avait à revendre mais celui qui me liait à Fanfan et un enfant à qui elle devrait trouver un autre père. J’ai choisi, honorablement. Il n’y a aucune lâcheté là-dedans, mais le sens de l’honneur de la famille.
Ensuite, Jocaste me supplia rapidement de briguer une promotion dans la société de son père, il fallait juste attendre l’occasion pour se débarrasser de Monsieur Fourbu, dont on voulait me donner le bureau et la secrétaire, Mireille. Pour son époux et le père de déjà un enfant et demi (plus que trois mois pour m’assurer que le second n’aurait pas le nez en bouton de porte et un troublant strabisme comme le premier…), elle souhaitait un poste à responsabilités. Je suis un homme responsable, on le sait. Au fond, Monsieur Fourbu n’avait qu’à être plus malin. Quelle erreur banale que de jouer à patron-secrétaire avec Mireille. J’ai dit à Mireille de se méfier de ce que Monsieur Fourbu révélait lors des sorties entre mâles du personnel, que ce n’était pas flatteur, que tout le monde savait pour sa cellulite. Quelle femme n’en a pas, c’était si simple. Je l’ai encouragée à porter plainte auprès de la direction, et les dénégations désespérées de Monsieur Fourbu n’y firent rien, je suis dans son bureau, et satisfais parfois Mireille qui est une bien belle pouliche docile qui tient à son salaire ! Mais pas au bureau, pas si bête…
Un jour un jeune homme d’une vingtaine d’années est venu pour un entretien de travail. Il avait un regard profond avec un éclair d’hostilité que je ne m’expliquais pas. À la fin de la rencontre, il s’est levé et m’a demandé si je me souvenais de Françoise X, dite Fanfan ? La colère du juste est montée en moi, et j’ai demandé avec froideur pourquoi j’aurais dû me souvenir de cette personne, mais la réponse était là sur sa bouche méprisante qui ressemblait à la mienne. Il a ri et expliqué qu’il était venu pour voir la tronche d’un salaud, mais qu’il préfèrerait donner son corps à la science vivant plutôt que de travailler avec une grosse merde comme moi. Mireille, qui faisait une réussite sur son ordi, a raté sa partie et poussé un cri dans lequel j’ai eu l’impression désagréable de reconnaître une joie mal contenue. Elle ne perdait pas une miette du drame se déroulant sous ses yeux. Lionel, mon premier officiellement né, est entré dans le bureau, sidéré. L’opération de son strabisme s’était mal passée, et désormais ses deux yeux louchaient vers le bout d’un nez minuscule. On le formait aux photocopies depuis deux ans, il avait encore du mal. « Cher père, qui est ce grossier personnage ? ». « Personne, mon trésor, personne. Mireille, raccompagnez-le donc à l’ascenseur ».
Mireille a donné sa démission en m’accusant de harcèlement. L’ingratitude humaine me déconcertera toujours…