Joe Valeska nous propose un extrait de son roman à paraître "Ainsi, je devins un vampire"
Jusqu’à mes dix-sept ans et demi, avant la naissance de Camille, mon adolescence ne fut que parade et futilités. Pour quelles raisons aurais-je dû suivre l’exemple des hommes burinés du pays ? Travailler, ne faire que ça ! Et, comble de l’horreur… suer, puer ! Hors de question que mes vêtements aient pu sentir l’odeur musquée de la transpiration. Hors de question d’avoir de la terre sous les ongles. J’agissais comme un faraud.
J’étais très coquin. Avec moi, chaque journée, qu’il ait plu ou qu’il ait fait soleil, qu’il ait neigé ou qu’il ait fait du vent, devenait une kermesse sans fin. Je feignais d’ignorer la monotonie de la vie. Je me préservais de la réalité pesante du quotidien. Je l’ignorais, tout simplement. C’était une illusion… Délicieuse, certes, mais une illusion. J’en étais conscient, mais je préférais le souffle doux de l’insouciance et l’enfance qui ne finit jamais… On appelle ça, aujourd’hui, le ‘‘syndrome de Peter Pan’’.
Mère filant la laine, nous n’étions pas parmi les plus pauvres. Il ne nous arriva que rarement de devoir sauter un repas – nous cultivions des légumes dans notre jardinet.
Père, parfois, ramenait du petit gibier à la maison. Il considérait la chasse comme une distraction. Peut-être braconnait-il sur les terres des riches seigneurs les plus proches ? Je n’en savais fichtrement rien et je m’en moquais. Sinon pour nous insulter, nous ne communiquions plus du tout, cet ostrogoth et moi.
Nous étions loin, comme je viens de le dire, de compter parmi les plus malheureux – l’habitude fait sembler naturelles les choses les plus difficiles –, mais, s’il le fallait, c’est toujours mère qui sacrifiait son repas, se contentant d’un tout petit bout de pain. « Cela me suffit ! » disait-elle en souriant. Alors, je faisais mine d’être rassasié pour partager, avec elle, le contenu de mon assiette. Elle ne me trompait pas, maman Delecroix.
Croyez-vous que père se serait soucié de savoir si sa femme mangeait à sa faim ? Que nenni ! Il fallait le voir se goinfrer, accoudé à table, et entendre les bruits insupportables de sa mastication. Il me donnait envie de vomir… Un jour, me concentrant tellement sur les mouvements informes de sa bouche, je dégobillai, incapable de contenir le mélange dans mon estomac qui se répandit, en totalité, dans son assiette. Ce jour-là, il entra dans une colère noire et bondit pour m’en coller une. Mais, comme toujours, mère s’interposa. Seigneur ! Comme j’avais envie de rire, dans ces moments-là. Je jubilais ! Comme possédé par un quelconque démon facétieux.
« Un jour, mon garçon, ta mère ne sera pas là pour protéger tes fesses ! » aboyait-il, me menaçant de son poing bouffi.
« Vous entendez ça, mère ? Vous entendez ça !?! Il voudrait me voir mort ! Il voudrait me voir mourir dans d’atroces souffrances ! J’en suis sûr ! Regardez son regard de fou ! »
C’était toujours le même scénario… Lors de ces affrontements sans fin, mère devenait une véritable furie. Moi, il est vrai, je savais devenir quelque peu diabolique. Mais je le haïssais, ce mufle. Ce pourceau ! Il me dégoûtait.
« Tu devrais avoir honte, Jean ! Comment oses-tu menacer ton propre fils ? Gredin ! Misérable ! hurlait-elle, ulcérée. Que le Diable t’emporte ! Et qu’il t’emporte loin de nous ! »
« Qu’il vous emporte, femme ! Tous les deux ! répondait-il. Toi et ton bon à rien de fils, vous êtes des boulets que je traîne ! »
Le visage rubicond, me dévisageant méchamment, il quittait la table en grommelant tout bas – bouillie incompréhensible d’insultes et de maléfices qu’il aurait bien voulu me jeter.
Mère me prenait alors dans ses bras, comme quand j’étais tout petit, et me baisait le front, caressant mes cheveux et se mettant à fredonner de jolies mélodies.
Comme précisé un peu plus tôt, elle filait la laine. La renommée mit peut-être un certain temps à poindre, mais la laine des Delecroix finit par devenir célèbre dans les trois quarts du pays. Grâce au succès grandissant des ouvrages confectionnés par maman Justine, notre vie s’améliora considérablement. Ah ! Il fallait nous voir, sur les marchés ! Nous pûmes même acheter des bœufs et deux chiens. J’étais ravi de posséder des chiens, comme ceux que possédaient les familles nobles qui résidaient rue Jules Daudé, là où l’on trouvait, assurément, les plus beaux spécimens d’escaliers dits ‘‘aragonais’’.
Tout ce que nous avions, nous le devions à mère. Tout le mérite lui revenait. À elle. Et père en était malade. Pour cela, je le détestais. Je le détestais tout court.
« Votre mère semblait vous aimer plus que tout au monde, dit Lela. Elle doit terriblement vous manquer… Est-ce que vous pleurez, Virgile ? Ce sont des larmes de sang, sur vos joues ? »
Je ne pouvais qu’opiner.
« J’ai beau être immortel, Lela, j’ai toujours des sentiments humains. Je pense à elle, chaque jour que Dieu fait. Je pense à mon petit frère. À Théo… J’aurais bravé les Enfers, pour eux… J’aurais défié les dieux. »
Un nouveau silence pesant s’abattit, embarrassé, opaque et étouffant. Je baissai mon visage, ne cherchant même pas à essuyer les larmes qui gouttaient à terre, plus lourdes que du plomb. Lela me tendit un mouchoir en soie d’une blancheur immaculée, que j’acceptai.
« Merci beaucoup… »
« Ne vous excusez surtout pas… me coupa-t-elle. Je pense que vous êtes bien plus humain que la plupart d’entre nous, Virgile. Vous êtes beau. Réellement beau. »
Enfoncé dans la méridienne Louis XVI qui m’avait été attribuée par notre ami cameraman, je lui offris un demi-sourire franc et reconnaissant. Elle me sourit, elle aussi. Elle ressemblait à la madone d’une toile de maître. Enchanteresse et mystérieuse. Je garderai, à tout jamais, l’image de ce doux sourire dans l’un des recoins de mon âme.
Je m’interrogeai. Un sentiment nouveau était-il en train de naître ? Et si jamais la réponse était oui, devrais-je refouler ce sentiment ou, au contraire, l’épouser ? Lela, quoique hésitante, eut, Dieu merci, la brillante idée de couper court à la mélancolie suffocante qui m’envahissait.
« Et si vous nous parliez un peu de vos amours ? »
« Mes amours ? » me troublai-je.
« Ne plissez donc pas les yeux… Je souhaite tout connaître de vous. De l’homme avant la venue des ténèbres… Je suis certaine que vous deviez être très populaire auprès de la gent féminine, je me trompe ? Je suis sûre que non… »
« Voudriez-vous que j’écorche mon image, Mademoiselle Jeannette ? »
Elle rit, affirmant qu’un peu de légèreté nous ferait le plus grand bien – elle avait raison. Puis elle me demanda si j’avais été amoureux. Je répondis par l’affirmative, ajoutant que les plus belles histoires d’amours, trop souvent, prennent fin dans un océan de larmes…
Je dus m’interrompre un petit moment sans même m’en rendre compte, car Lela se mit à murmurer mon prénom plusieurs fois de suite.
Avant d’arriver au château appartenant désormais à Axel de Fersen, je n’avais pas mesuré l’entière portée de mes actes. Moi qui m’acharnais à me persuader d’être exsangue d’émotions, j’avais tout faux – mais je le savais très bien, en réalité. Me confronter à ces êtres humains m’avait rappelé que, peut-être, j’en étais encore un.
La suite dans ‘‘Ainsi, je devins un vampire’’.
Merci aux personnes qui me soutiennent et croient en moi, sans doute plus que moi je crois en moi… Ce nouveau roman, qui est en réalité mon tout premier (réactualisé), je l’ai gardé pour moi 20 ans… 20 ans ! Je suis très ému de le partager avec vous. Je suis excité, mais j’ai aussi très peur.
J’espère que vous l’aimerez…
Merci encore, et merci à Christine et à notre big boss.
Avec toute mon affection,
Joe Valeska