Texte 2 concours revue
Le futur
Elle ne sort plus de chez elle que pour les absolues nécessités. Comme se refournir en vivres sûrs, voir son rebouteux, retrouver son cercle de Vestales Invincibles pour les incantations hebdomadaires.
Là, assise sur le trottoir, une silhouette recroquevillée allaite un bébé hydrocéphale suspendu à son sein flasque et couvert d’une toison luxuriante, en psalmodiant « s’il-vous-plait, Madame. S’il-vous-plaît Madame.». La voix n’indique pas clairement la classification des chromosomes de la créature, pas plus que ses vêtements, il y a juste ce torse velu et l’ombre d’une barbe qui font pencher vers « un » et puis le sein fripé et les faux cils qui la ramènent vers « une ». Ce genre de question ou discussions est désormais interdit, et finalement, elle s’en fiche. Elle, c’est une elle, au moins de ça elle ne doute pas.
Elle a le temps de déposer ses trésors alimentaires chez elle. Bio, c’est pas sûr, mais en tout cas du vrai. Les filières officielles ne distribuent plus, désormais, que de la viande de carton recyclé, des farines de mouches et de fientes d’oiseaux, des légumes faits sur le modèle des surimi dont la couleur ne cherche même plus à ressembler à celle qu’elle devrait avoir. Broccoli et carottes fluo, raisins bleus, fraises rose thé sont supposés mettre l’eau à la bouche. Certes, c’est bon marché, et le Gouvernement l’affirme : tout est contrôlé, testé, sans danger et rempli de vitamines ajoutées. La terre est enchantée, ainsi que Greta (qui est devenue dingo et a hurlé, lors de sa dernière apparition, qu’on lui avait volé ses vieux jours sereins…). Par la filière officieuse, on trouve encore le produit de la terre, des vrais poulets (maigrichons et chers, mais délicieux), des légumes frais aux couleurs honnêtes, parfois - très rarement - un morceau de viande comme dans les vieux films. Du vin maison, de l’huile maison, du lait – rarissime. Les bouilleurs de cru ont resurgi, à la grande joie de beaucoup. Ainsi que les rebouteux qui enfin sont à nouveau considérés et prospères autant qu’on puisse l’être quand on doit vivre sans se faire remarquer. On a redécouvert la succulence des ragondins en sauce et du pâté de merles. On fait secrètement pousser endives et champignons dans les caves.
Ensuite elle ira à la séance des Vestales Invincibles, où en cercle et la tête couronnée de coquilles d’œufs, d’épis de blé et de maïs secs, de plumes de geais, et de pinces de crabes entrelacés, on chante des hymnes clamant que les beaux jours d’antan reviendront en force, que le monde opulent de la bonne nature reviendra, n’étant qu’endormi pour 100 ans comme le fut la Belle au Bois autrefois. Il suffit de ne jamais abandonner l’espoir.
Des rumeurs révoltantes circulent, mettant le feu de la rage aux joues si on n’y prend garde : on aurait vu des ministres se gaver de foie gras, se saouler de champagne, faire des bagarres de croissants aux réunions, s’écraser des tartes à la vraie crème de vraie vache sur le museau quand les sujets deviennent trop épineux. On aurait vu les écolos faire des courses de voitures sur les autoroutes crevassées et presque désertes – mais on dit aussi que le circuit de Francorchamps a été refait pour le plaisir de ces … on ne peut plus dire Messieurs-Dames, on dira donc choses. Le roi et sa famille ont été exilés et le palais est occupé par « la présidence », (on ne peut pas dire si c’était un ou une au départ, c’est interdit), un couple qui dit incarner la liberté dans sa gloire : les deux sexes de la présidence ont été changés par leur décision après mûre réflexion alors qu’ils avaient cinq ans, et ils sont amicalement surnommés Mint and Pink pour la couleur de leurs extensions respectives. On a pu assister en direct à la mise en bocal des embryons de leur future progéniture, et chaque mois on publie la photo officielle de toute la fratrie : autant les faire tous d’un coup. Il paraît qu’on peut déjà savoir par télépathie quel sexe ils ont choisi, un seul sur les quatre veut être hermaphrodite…