"L’étrange décès de Jeff Niessen", une nouvelle en épisodes signée Carine-laure Desguin - 3

Publié le par christine brunet /aloys

  

Jeff partait dans des délires loufdingues, tu le sais bien, coupe Judith, comme pour injecter des doutes dans toute cette histoire. Les recherches de ton frère lui montaient à la tête. Et ses voyages dans la supraconscience ou je ne sais plus trop avec Kathleen, ça l’a entassé plus qu'autre chose, continue-t-elle afin de détourner Max des dossiers si subtils sur lesquels travaillaient Jeff.

   Ne salis pas la mémoire de mon frère tu veux bien, il est mort! Mort! 

   Jeff exagérait, insiste Judith.

   Je voudrais revoir son appartement et peut-être cette fois découvrir quelque chose d'important, une piste qui me permettrait de comprendre cette mort, murmure Max, dédaignant le dernier mot assez offensant de sa compagne.

   Dépêche-toi alors, Max. L'enquête est close. L'ordre sera vite donné d'évacuer ses affaires et de les liquider. Rien ne te sera restitué, crois-moi, lâche Judith.

   Ce soir, je vais jusque chez Jeff. Quelque chose m’éclairera, c’est sûr, j’ai trop la haine. La haine contre cette société de merde qui a tué mon frère. Ce soir, c’est décidé, j’y vais.

   Ce soir ? Tu n'as aucun laissez-passer, la milice de nuit te repèrera bien vite et que diras-tu ? Que tu te rends dans l'appart d'un éveilleur mort depuis six mois afin de fouiller dans ses affaires ? Tu te feras embarquer et emprisonner. Nous sommes en 2032, n'oublie pas. Le citoyen n'a plus aucun droit. Il est devenu une menace. L'état peut tout, lui. Un revenu minimum pour tous, et hop, l’état reste tranquillos. Quasi aucun trajet hors de chez soi n’est autorisé. Je continue ? Eh bien oui, je continue. Tu m'avais promis une vie à la campagne voici presque dix ans. Un petit jardin. Nos légumes. Un élevage de poules. Une certaine autarcie quoi. Et ? Et rien de tout cela. Cet état de putain de merde nous cloisonne ici. Avec une liste d'interdits qui n’en finit pas. Interdit d'avoir un enfant après 25 ans. Interdit de ceci ou de cela. L'état nous impose même le choix des livres puisque c’est lui qui les publie … Et les livres d’histoire sont falsifiés.  Et toi que fais- tu ? Tu espères aller faire le ménage chez ton frère !  

   Parle moins fort, voilà ce que tu me disais voici quelques minutes. Si le vieux d’à côté t'entend, les flics débarqueront et nous demanderont des comptes. Autant rester discrets.

   Le vieux ? Un vieux de 68 ans... qu'il profite car dans deux ans, hop, plus aucun soin pour lui s’il contracte la moindre maladie. Seule option, crever seul chez soi. Et s’il veut l’euthanasie, ce sera accepté de suite par le premier toubib venu, oh ça oui ! Économie pour la sécurité sociale et devinez la cause de tout ça ? Le Covid !

   Je pars de suite, Judith. Tu passeras ta crise de nerf sans moi. La rue de Maisières à Nimy, c’est à deux pas d’ici.

   Fais comme tu veux, Max. Évidemment, de la digue de Cuesmes ici à Mons jusqu’à la rue de Maisières, une paille n’est-ce pas ? Ah mais oui, vous autres les éveilleurs vous disposez d'un vaisseau spatial éolien qui reste invisible pour les milices terriennes et les drones … Et peut-être même que vous maîtrisez l’effet d’Oz !

   Tais-toi Judith, tu m'exaspères. Tu ne comprends rien à rien. Tu ferais mieux de chanter afin de garder en toi un max de mots. On ne comprend pas de quel côté tu es, parfois. Du côté des éveilleurs ou du côté de cet état de merde ? Tu souffles le chaud et puis le froid. Tu deviens bipolaire ! Parfois je me demande si Jeff n’a pas été victime d’une taupe. Toi, peut-être ? Sur l’ordi, tu as recherché des infos au sujet du Tibet, pourquoi ? Jeff s’intéressait aussi à ce pays. Pourquoi toutes ces cachoteries entre toi et lui ?

   Tu deviens fou, Max.  Et en plus, tu me fliques ! Tout le monde soupçonne tout le monde, je comprends. Oui, parfois je fais des recherches aux heures que l’état nous le permet, oui. Ce que je rassemble reste sans doute de ce fait des informations erronées, car aiguillées par le mainstream. C’est mon droit, non ? Mais entre toi et moi, je pensais que c’était autre chose que ces mesquineries de bas étage, non ?

   Avec mon frère tu avais une attitude ambiguë, Judith, poursuit Max. Je l’ai remarqué plusieurs fois. Ne nie pas. 

   J’étais à son écoute plus que toi lorsque Jeff s’épanchait sur des sujets plus sensibles, plus spirituels, ça oui. Comme par exemple ses recherches sur le Tibet, justement. Jeff et Kathleen découvraient des choses extraordinaires, des choses qui dépassent notre imagination. Tu étais plus hermétique à tout ça, Max, voilà. Mais rien de plus, Max, rien de plus. Et au cas où cela te viendrait à l’esprit, ce n’est pas moi qui ai assassiné ton frère ! ajoute-t-elle avec des sanglots dans la voix. Judith s’approche alors de Max qui est, depuis le début de ce dialogue et après avoir décollé son regard de l’ordinateur, dos contre l’unique meuble de cuisine, bras croisés. Max fixe Judith avec agressivité. Celle-ci tend les bras et tente d’embrasser son compagnon mais celui-ci, d’un seul geste, fait volte-face et repousse Judith. Celle-ci reste stupéfaite, des larmes commencent à envahir ses joues et elle s’assoit par terre, sur le vieux carrelage humide, les mains entourant son visage, anéantie par le comportement tellement sauvage en paroles et en gestes de son conjoint. Max attrape une veste en jeans crado suspendue au porte-manteau et, sans prononcer un seul mot, sort en claquant la porte.

 

A suivre

Carine-Laure Desguin

http://carineldesguin.canalblog.com

Publié dans Textes

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E
Genre les murs on des oreilles, faites attention de ne pas parler en rêvant...
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C
Ah ma bonne dame, méfions-nous de tout l'monde.
A
Je me demande si Max n'a pas abusé des champignons lyophilisés ! 🍄‍🟫
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C
C'est la période.
P
Tout le monde qui se méfie de tout le monde, c'est déjà en route, non?
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C
oui, en effet.