"L’étrange décès de Jeff Niessen", une nouvelle en épisodes signée Carine-laure Desguin - 4

Publié le par christine brunet /aloys

 

En ce début de soirée, la lumière du jour éclaire encore la rue, mais la digue de Cuesmes est déjà déserte. Max se faufile derrière la haie et rive son regard sur les eaux sales de la Trouille. La semaine dernière, un cadavre était accroché à des branchages et gisait là sans doute depuis des jours.  C’est l’odeur pestilentielle des chairs en décomposition qui attira l’attention d’un riverain. La milice arriva de suite et évacua la dépouille. Aucune enquête sans doute car le riverain, celui-là même qui découvrit le cadavre et donna l’alerte ne fut pas interrogé et personne ne lui demanda son identité. Ce genre de situation est presque journalière. On retrouve des cadavres d’hommes, de femmes et même d’enfants dans la Touille, dans la Haine, et aussi dans le « parc » du Vaux-Hall, cinq hectares d’une nature à présent sauvage et qui recèle des coins abandonnés et obscurs dans lequel meurtres et suicides deviennent ordinaires.  

Le parcours jusqu’à la rue de Maisières, une désolation totale. Max ne croise pas un seul chat. Et pour cause, chiens et chats ont terminé leur vie dans les casseroles de l’une ou l’autre famille affamée. À chaque fois qu’il ressent la présence d’un drone au-dessus d’un quartier qu’il arpente, Max se dissimule dans le porche d’un immeuble ou pénètre dans une maison abandonnée. Rue des Arquebusiers, les occupants du 18 ont migré vers la campagne boraine comme bon nombre de citadins. Là, chacun a le droit de cultiver un lopin de terre bien déterminé. C’est dans ces maisons abandonnées et devenues insalubres que les curieux découvrent des livres d’histoire dans lesquels les faits historiques sont falsifiés et les états actuels déclarés comme sauveurs sous la bannière du nouveau nouvel ordre mondial (NNOM). Tout n’est que mise en scène au service de l’état. Max ressasse sa dernière conversation avec Judith. Que cache-elle donc qu’il ne peut découvrir ? Ces années de galère ont foutu en l’air leur vie de couple, ils ne partagent plus rien ensemble et ça, il le regrette. Depuis la mort de Jeff, leurs sentiments se sont de plus en plus éclipsés.

Les relents d’urine et de merde du côté de la rue du Hautbois lui provoquent une nausée incontrôlable. Surtout ne pas vomir, surtout rester silencieux. Le moindre bruit attirerait la curiosité d’un quidam ou l’autre planté derrière sa fenêtre qui, sans tarder, dénoncerait le moindre dissident réfractaire au couvre-feu. L’état paie un max de telles dénonciations et encourage donc des kyrielles de mensonges. Max se souvient d’un éveilleur embarqué vers un camp où l’on apprend « la bonne conduite » aux plus récalcitrants. Il n’a jamais revu le malheureux.

Rue de Maisières à Nimy, une petite rue perpendiculaire à la rue des Viaducs. Max ne venait pas si souvent dans ce quartier, c’est plutôt Jeff qui venait jusqu’à la digue de Cuesmes. Les deux frères se voyaient aussi chez d’autres potes, éveilleurs de conscience comme eux. À la mort de Jeff, tout changea, la méfiance était de rigueur chez les uns et les autres, personne ne faisait plus confiance à personne. Tout ça ne fit que renforcer la haine que Max nourrissait envers l’état et ce NNOM. Ce sentiment malsain lui grignota le cerveau jour après jour.

Le 13 rue de Maisières, c’est aussi la maison familiale des deux frères, c’est là qu’ils ont vécu leur enfance et leur adolescence. Un coup d’œil furtif tout autour de lui, Max aperçoit de la lumière à une fenêtre de la villa située juste en face du 13. Méfiance, les mouchards sont partout. Max serre très fort entre ses doigts les clés du 13. Il s’aperçoit que la porte est entrouverte et que les dispositifs installés par la police ont disparu. Cela n’étonne pas Max, d’autres éveilleurs ont sans doute tenté de dissimuler des preuves de leur passage. Mais tout le matériel numérique a sans doute été embarqué par les supposés enquêteurs.

 Une fois rentré dans la maison, Max bifurque à gauche et puis vers le living, il laisse là le long couloir qui mène tout au fond du logis vers la cuisine. Les tentures de l’unique fenêtre du rez-de-chaussée sont en lambeaux. Max est prudent, sa lampe de poche est allumée au minimum. Soudain, il ressent un vertige, il se rattrape à la poignée d’une porte. Le fauteuil en tissu sur lequel Jeff a été retrouvé mort est resté là, dans un coin de la pièce, il est troué de partout et poussiéreux. Une souris s’échappe du dessous du fauteuil. Max s’appuie contre le mur, il craint de vaciller. Il n’a rien avalé de toute la journée et n’a bu que quelques gorgées d’eau. Sa vue se brouille. Il revoit ses parents dans la petite cour derrière la véranda. En plein soleil, sa mère est allongée dans un transat, son père revient du jardin et descend les cinq marches en béton. Jeff empoigne un pistolet à eau et commence à asperger ses parents et puis pointe son arme vers Max qui s’écroule, mimant un homme mort. Tout le monde éclate de rire.

La porte qui sépare les deux pièces en enfilade claque. Un courant d’air qui ramène Max devant la triste réalité. Il reste paralysé devant le spectacle, les meubles sont vides, des livres sont éparpillés sur le sol. Une odeur de moisissure agresse ses narines. Il lui est impossible d’avancer et de fouiller quoi que ce soit. Il regrette même êtes venu jusque là. À quoi bon ? Il connaissait son frère, jamais Jeff n’aurait laissé une clé USB dissimulée quelque part et il ne reste aucun ordinateur. Max reste appuyé là contre le mur, les mains glissées derrière le dos. Il reste cependant conscient que c’est la dernière fois qu’il revoit la maison de son enfance. D’ici quelques heures, elle sera réquisitionnée par l’état, comme tous les biens des personnes seules lorsqu’elles décèdent. Les enfants uniquement héritent d’une partie de leurs parents. Pour l’état, les frères et sœurs, neveux et nièces, cousins et cousines n’existent pas. Les familles s’appauvrissent, et puis éclatent.

Le 13 rue de Maisières deviendra à coup sûr un mouroir, un espace destiné aux citoyens qui veulent en finir avec la vie. Aucun dossier à remplir, quatre lignes de justification suffisent. Des bourreaux se chargeront de la pénible mission au moyen d’une chimie bon marché. L’agonie persiste parfois jusqu’à plusieurs heures, cela dépend de l’état de santé initial du demandeur et des compétences du bourreau.  Soudain, Max ressent une présence, une respiration, un souffle. Une silhouette se découpe dans l’ombre de la pièce. Max n’en croit pas ses yeux. Judith ! Celle-ci pénètre dans la pièce sur la pointe des pieds, elle craint la réaction de son compagnon.

A suivre

Carine-laure Desguin

http://carineldesguin.canalblog.com

Publié dans Textes

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P
Oui... pauvre Max...
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C
Quelle histoire!
A
Quel monde horrible ! Quatre lignes de justification ? Un seul mot suffirait ! Pauvre Max...
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C
Ah oui ...
P
Juste quelques lignes de justification? Je vais les écrire...<br /> à suivre, mais je ne serai pas là demain matin ni le weekend, snif !
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C
On te garde tout ça au chaud, Philippe!