MAHASIAH (DEUXIÈME PARTIE) Une nouvelle extraite des Contes épouvantables et Fables fantastiques par Joe Valeska
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MAHASIAH (DEUXIÈME PARTIE)
Une nouvelle extraite des
Contes épouvantables et Fables fantastiques
par Joe Valeska
Les eaux de la mer de Seto se retirèrent, vite, comme aspirée par la Terre. C’était impressionnant. C’était terrifiant !
Et ces gens, partout, qui prenaient des photos avec leur smartphone pour vite les partager, avec le monde entier, sur les Facebook et autres Twitter… À croire qu’ils n’avaient aucune vie, en dehors du Web… Mais, de toute manière, ils n’allaient plus en avoir sous peu, de vie… Ils allaient tous disparaître.
Une vague colossale se profila à l’horizon. Elle grossit, grossit… Si belle, si terrible. Elle grossit et grossit encore… Mur d’eau gigantesque et effroyable qui n’allait pas tarder à régurgiter les ferry-boats et les sculptures l’incommodant. Un torii, pris au piège dans ce ventre gonflé, apparut tout au sommet… puis disparut aussitôt.
– J’ai très peur, murmura Amiko, blottie contre son ange. Je voudrais vivre encore un tout petit peu… Je voudrais rester avec toi, Mahasiah.
La vague meurtrière allait s’abattre…
L’ange gardien avait déjà pris sa décision – une décision des plus déraisonnables. Encore que ce qui est déraisonnable, ou ce qui ne l’est pas, peut différer selon le point de vue de chacun, n’est-il point vrai ?
Une décision qui lui vaudrait de connaître le même sort que celui de son frère, Lucifer.
Et puis, tant pis si Dieu lui coupait les ailes. Et tant pis s’Il le renvoyait des cieux ! Il ramassa ses lourdes besaces, saisit l’enfant dans ses bras et s’éleva haut, très, très haut dans le ciel à la vitesse de l’éclair. Amiko ne se rendit même pas compte qu’ils avaient traversé le toit fragile de la bicoque délabrée. De toutes ses forces, elle s’accrochait à son merveilleux ange gardien.
À la surface de la Terre, presque partout, il ne resta plus rien. Ni vies humaines ni constructions. Des milliards d’âmes furent emportées par cette vague née dans l’océan Pacifique, qui déferla comme le Dragon furibond. Ou le Namazu.
Amiko, enfin, osa faire un mouvement. Elle leva la tête, très timidement, puis regarda l’ange droit dans les yeux. Il lui sourit timidement, lui aussi – mais quelle générosité dans son beau regard bleu !
Il souriait, oui. Et ses larmes coulaient, pourtant… Sans interruption aucune. Aussi pures que du cristal.
– Que s’est-il passé ? Pourquoi ces larmes ? Est-ce que nous sommes au paradis ? demanda-t-elle. Je n’ai rien senti.
– Nous sommes au-dessus de tout, répondit-il. Juste au-dessus de tout. Ton pays est désormais un immense océan. Regarde au-dessous, si tu n’as pas peur. Il n’y a plus que de l’eau. Rien d’autre. Plus que de l’eau. Les mers et les océans tels que tu les connaissais n’existent plus. Il n’y a plus que de l’eau, répéta-t-il sur un ton monocorde.
– Tu m’as sauvé la vie, marmotta-t-elle, comme si elle s’excusait pour cela. (Et c’était précisément le cas.) Je te remercie, Mahasiah. De tout mon cœur. Mais qu’allons-nous bien pouvoir faire, maintenant ? Qu’allons-nous devenir ?
– Il faut trouver un coin de terre, trésor. Lorsque mon père s’apercevra de ce que j’ai fait, Il ne me le pardonnera pas, tu peux me croire, et Il me foudroiera sûrement pour me punir. Tant que je suis un ange, je suis immortel, mais si jamais je venais à perdre mes ailes… Si je perdais mes ailes, Amiko…
– Nous disparaîtrions dans les flots, c’est bien ça ? finit-elle sa phrase, s’efforçant de dissimuler, mais en vain, qu’elle était terrifiée.
L’ange acquiesça, mais autre chose le tourmentait. Tant qu’il demeurait un ange, il était immortel. Ignorant la fatigue, il pourrait voler, des jours entiers, autour de la Terre avec l’enfant dans ses bras. Il n’avait pas besoin de se nourrir. Mais Amiko… Elle finirait par mourir de faim, elle, et de soif. Avait-il suffisamment de bouteilles d’eau dans ses besaces ? Une fraction de seconde, il regretta de l’avoir arrachée à ce nouveau désastre, bien plus meurtrier que le déluge. Il chassa cette pensée sinistre de son esprit et promit à l’enfant que tout se passerait bien.
C’était, sans aucun doute, la première fois que l’être divin mentait.
Le premier jour, rien de fâcheux ne se produisit. Et le deuxième jour, rien de fâcheux ne se produisit. La petite fille, certes, était épuisée, quelque peu affamée, mais pendant que son ange volait, elle, elle dormait. Ce qui était, certainement, la chose la plus sage à faire.
Mais le troisième jour, la foudre frappa Mahasiah au beau milieu du dos. Il ne poussa aucun cri… Ses grandes ailes blanches s’embrasèrent, se consumèrent, puis il piqua vers la surface, un peu comme un albatros voulant pêcher un encornet. L’enfant s’agrippait à lui et le suppliait de se réveiller, car le choc lui avait fait perdre instantanément connaissance… À cette vitesse, ils ne survivraient pas à cet impact terrible et seraient oblitérés.
– Réveille-toi, je t’en conjure ! Réveille-toi ! Mahasiah, ne m’abandonne pas, pitié.
Quand il rouvrit finalement les yeux, quelques minutes plus tard – ou quelques heures plus tard –, Amiko était penchée sur lui, les yeux tout embués de larmes. Quel bonheur de le voir se réveiller ! Même si, désormais, il n’était plus une créature céleste, mais bel et bien un simple être humain. Il se mit sur son séant et regarda tout autour de lui, puis il revint vers l’enfant, lui sourit chaleureusement, puis il caressa ses cheveux.
– Mais que s’est-il passé ? s’enquit-il tout en tâtonnant la surface gluante sur laquelle ils se trouvaient. Amiko, tu n’as rien de cassé, ça va ? Les sacs… Où sont les sacs !?!
– Tout va très bien ! le rassura-t-elle. Le Namazu a jailli des abysses, comme un poisson volant, et il nous a sauvés. Les sacs sont là, derrière toi. Et tes cheveux sont toujours bleu gris, ne t’inquiète pas, se moqua-t-elle gentiment.
La petite fille marqua une courte pause avant de lui demander :
– Est-ce que ça va aller, mon ange ?
– Je n’en suis plus un, trésor. Je n’en suis plus un, tu sais. Je m’y habituerai, je suppose… Et je n’ai pas le choix, de toute façon. Il a pris Sa décision. Une fois de plus… Mais je ne regrette rien, assura-t-il. Je ne regrette pas ma décision. Le dire me semble d’ailleurs on ne peut plus redondant… J’ai fait ce que j’estimais devoir faire et j’en suis heureux.
Le regard d’Amiko s’assombrit. Elle se jeta dans les bras de son précieux ami qui, pour elle, avait fait le plus grand des sacrifices. Un sacrifice qui aurait dû Lui inspirer un sentiment de bienveillance… Mais Mahasiah fut déchu de ses droits et de tous ses dons. Purement et simplement. C’était Sa décision. La Sienne ! Et c’était sans appel.
Il l’accepta sans le moindre ressentiment.
Une ombre passa au-dessus d’eux. Elle était gigantesque.
– Amiko, regarde ! Au-dessus de nous ! s’exclama-t-il. Je n’en crois pas mes yeux.
L’enfant sécha ses larmes, leva la tête et plissa les yeux. Elle vit une chose qui la stupéfia. Le Dragon les survolait.
Il était immense. Il était la magnificence. Tout le ciel lui appartenait. Son corps, long et musclé, ondulait avec grâce. Sur son cou, un adolescent était assis à califourchon. Il fit signe de la main à Amiko et à son compagnon quand il les aperçut, heureux de ne pas être le dernier être humain sur la planète. Il murmura quelques mots au Dragon, et la créature mythique, alors, descendit.
Durant les jours qui suivirent, la caravane ne cessa de voyager. Il fallait trouver la terre. L’humanité ne pouvait pas avoir entièrement disparu sous les eaux…
Le Dragon pêchait des poissons – ils ne mourraient donc pas de faim. Ni de soif : dans tout le barda du garçon, il y avait des bouteilles d’eau que son ange gardien à lui avait pensé à prendre. Mais le protecteur du jeune homme eut beaucoup moins de chance que Mahasiah. Il ne survécut pas à sa disgrâce et disparut sous les flots.
Au bout de quarante jours, le niveau de l’eau baissa. Et les sommets des montagnes reparurent.
Un nouveau chapitre venait de commencer.
Joe Valeska