MAHASIAH (PREMIÈRE PARTIE) Une nouvelle extraite des Contes épouvantables et Fables fantastiques par Joe Valeska
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MAHASIAH (PREMIÈRE PARTIE)
Une nouvelle extraite des
Contes épouvantables et Fables fantastiques
par Joe Valeska
Miyajima, Japon, 2012.
Amiko Nagai l’aperçoit de loin : le vieil illuminé hirsute qui, chaque jour, scande inlassablement que la fin du monde sera pour la fin de l’année 2021, année du Buffle. « Pas encore lui, non ! », dit-elle tout bas. « Pas ce paranoïaque… »
Slalomant agilement entre les taxis et les pousse-pousse traditionnels, elle traverse la route pour ne surtout pas croiser la sienne, car il lui fait peur… Si les singes vivant en liberté sur le mont Misen et venant, parfois, se mêler aux hommes dans l’espoir d’une friandise ne lui font pas peur, lui, avec ses longues moustaches, oui… Il lui fait un peu penser au Namazu, ce poisson-chat titanesque qui, selon une vieille légende japonaise, vivrait dans les profondeurs et porterait le pays sur son dos.
C’est avec tristesse, après une nouvelle journée à faire des poches vides, que la pauvre enfant regagne la bicoque abandonnée, délabrée, qui lui sert d’abri. À douze ans et des poussières, on devrait penser aux copines ou à la Switch. Aux garçons, peut-être… Mais quand on se retrouve sans famille, à cause d’un incendie déclenché par des parents inconscients enchaînant les paquets de cigarettes comme les paquets de bonbons, et qu’on s’est enfuie de chez son oncle un peu trop affectueux, « tactile », on n’a plus vraiment les aspirations d’une enfant. Encore moins le regard… Et il faut bien manger. Il faut bien survivre.
Dieu ou pas, Bouddha lui pardonnera sûrement.
Les chaussures ensablées, Amiko pousse la porte cassée, s’allonge sur le vieux futon, puis pose la tête sur le Polochon en peluche ramassé dans une poubelle et qui lui sert, depuis, d’oreiller. Dans un cadre, à côté, elle a mis le dessin d’un enfant qu’elle a fait elle-même. Elle fait comme si c’était la photo de son petit frère, Li, disparu dans les flammes. Tous deux avaient la passion de l’origami et le culte, encore tout récent chez eux, du vieux bonhomme vêtu de rouge et de provenance occidentale… Mais la petite Amiko, après la tragédie, délaissa « l’imposteur ». Qu’est-ce que ça veut dire, Noël, quand ses parents se moquent de tout ? Sinon sortir en pleine nuit et les laisser seuls parce qu’il n’y a plus de cigarettes à la maison.
Amiko n’a jamais vraiment été toute seule, en réalité… Car Amiko a un ami, et cet ami est très précieux. Elle s’est réveillée en sursaut, une nuit, alors qu’un cruel vent glacé, venu tout droit de la mer, soufflait fort, et il était là, juste là, assis paisiblement à l’autre bout du futon, trop dur et trop inconfortable – Amiko n’avait pas encore fugué de chez son oncle.
– Qui es-tu ? demanda l’enfant. Es-tu un guerrier ninja ? Le héros d’un manga ? Tu ressembles au héros d’un manga…
– Le héros d’un manga ? répondit l’homme, amusé par la question. À cause de mes cheveux bleu gris ? Ce n’est pas le cas, non, et je ne suis pas non plus ce que tu appelles un « guerrier ninja ». Moi, petite fille, je suis un ange. (Il déploya les ailes dans son dos pour le prouver.) Un ange du Seigneur. Du Tout-Puissant. Et, tel que tu me vois, là, je descends directement des nuages… Je m’appelle Mahasiah. Je suis l’ange sauveur. Et ton ange gardien.
L’ange ébaucha un sourire, se voulant aussi rassurant que possible. Il possédait un charisme indescriptible et ineffable. L’enfant, pourtant, demeurait bouche bée. Alors, l’être divin accentua l’expression aimable de son visage fort séduisant.
– Des nuages ? Oooh ! fit Amiko en ouvrant de grands yeux, sortant enfin de sa torpeur. Mon petit frère Li et moi, nous faisions souvent des anges en papier, tu sais. Ils étaient magnifiques. Oui, réellement magnifiques… chuchota-t-elle avec une mélancolie douce-amère tout au fond de la voix.
De ses yeux coulèrent quelques larmes…
– Je sais cela, oui. Cela et… beaucoup d’autres choses. Mais je suis là, maintenant, et je vais veiller sur toi. Quoi que tu fasses à l’avenir. Je te le promets.
Amiko et son ange gardien devinrent très proches. Un reste de tristesse la trahissait, quelquefois, quand son regard déviait Dieu sait où, avec des larmes qui perlaient, fugitives. Mais l’ange majestueux, son ange à elle toute seule, réussissait toujours à effacer ces gouttelettes très rapidement. Elle seule était capable de le voir et elle en était très fière. Elle lui confiait tous ses secrets.
Lorsque, la nuit, elle se trouvait au beau pays des rêves, il venait la chercher, dans ce monde astral, et ils partageaient alors d’incroyables aventures aux quatre coins du monde. C’était merveilleux… Car ils étaient ensemble.
Quand elle se retrouva à la rue – son oncle, et pour cause, n’ayant pas signalé sa disparition –, il prit bien soin d’elle. Comme un grand frère l’aurait fait.
Non, elle n’a jamais vraiment été toute seule, Amiko. Elle a le plus précieux des amis qui veille sur elle, et cet ami est un ange gardien. L’être le plus puissant, le plus magnifique de toute la création.
– Mais qu’est-ce donc que cette eau qui s’infiltre sous la porte ? s’interrogea-t-elle. C’est très bizarre.
Amiko fronça les sourcils – car on frappait à la porte… Jamais personne ne frappait à la porte. Elle alla ouvrir, inquiète. Ce n’était que lui, ouf ! Son ami fabuleux.
– Tu apparais comme par magie, d’habitude, lui fit-elle remarquer. (Et un très large sourire se dessina sur son visage.)
Il replia ses grandes ailes blanches, qui irradiaient une lumière trop vive pour les yeux d’un simple être humain, et entra à la hâte, sans répondre, affichant un air mi-effrayé, mi-compatissant. Il posa les deux besaces qu’il transportait, souleva le menton pour se donner une contenance, puis il bomba le torse. Mais la petite fille n’était pas si naïve…
– Il y a quoi dans ces deux gros sacs ? voulut-elle savoir. Mahasiah, qu’est-ce que c’est ? Tu fais une drôle de tête.
– Quoi ? De l’eau. Des bouteilles d’eau. Mais oublie cela pour l’instant. J’ai une terrible nouvelle à t’annoncer, assena-t-il, embarrassé.
– À voir la tête que tu fais, on dirait que c’est la fin du monde, marmonna Amiko.
– Tu es assez grande. Je vais donc aller droit au but… Des mégatsunamis sont prévus sur la moitié de la planète d’ici quelques minutes. C’est extrêmement brutal, je sais bien. Mais c’est ainsi.
– Quoi ? se récria-t-elle. Est-ce que tu es sérieux ? (Elle s’interrompit.) Mais Bouddha, Dieu ou quel que soit Son nom… que fait-Il ? Que fait-Il, mon ange ? Réponds-moi…
– Père ? Il en a ras les baskets, trésor… Il a décidé de tourner Son regard ailleurs dans cet univers… Je crois qu’Il en a plus qu’assez de la politique des êtres humains, de leur folie meurtrière et de leur façon de traiter leurs semblables.
– Mais il y a des innocents, ici ! C’est injuste ! Et toi, tu ne peux rien faire du tout ? Tes pouvoirs sont immenses, non ?
– Des innocents, répéta l’ange à voix basse. Il s’en fout. Des dommages collatéraux, rien de plus. Il ne l’a pas dit en ces termes, mais… Il s’en fout. Quant à moi, je ne suis qu’un ange, Amiko. Je peux guider les êtres humains qui dépendent de moi, je peux exaucer leurs prières, la plupart du temps, mais sauver le monde, non. Cela, je ne le peux pas. Ce n’est pas vraiment dans mes compétences, je suis désolé.
– Combien de temps ? De combien de temps disposons-nous ? demanda l’enfant, réprimant un sanglot.
– Quelques minutes, trésor. Quelques ridicules minutes. Pas davantage.
– J’aimerais pouvoir pleurer, mon ange. Parce que la vie est vraiment… Mais vraiment !!!
– Merdique ? fit-il. Elle l’est. Éclate en sanglots… Tape des pieds, si ça peut t’aider ! C’est ce que je ferais, moi, si je n’étais pas un adulte. Je ne comprends pas Sa décision, Amiko, mais c’est Sa décision. Il ne veut plus accorder de circonstances atténuantes aux hommes. Aujourd’hui, des milliards d’êtres humains vont mourir.
Amiko cacha son visage dans ses petites mains et elle se mit à pleurer, aussi dignement que possible. « Je te demande pardon… », murmura-t-elle. L’ange sentit son cœur se briser en mille morceaux dans sa cage thoracique. Tout doucement, il s’approcha de sa protégée, son trésor, puis il la serra contre lui, tendrement, avec la plus grande affection. De son corps émanait une douce chaleur bienfaisante. Ses yeux étaient pleins de larmes. Elles coulèrent sur ses joues et effleurèrent les commissures de ses lèvres.
C’était peut-être la première fois que l’être divin pleurait.
– Serre-moi très fort, quand la vague va nous pulvériser, s’il te plaît, et…
– Et ?
– Je peux te dire : « Je t’aime » ?
– Oui, tu le peux. Bien sûr, acquiesça l’ange, bouleversé. Cela me plairait beaucoup.
– Je t’aime, Mahasiah… Mon merveilleux ange… Mon ange à moi toute seule. Je t’aime. Je t’aime tellement !
– Je t’aime aussi, ma petite Amiko. Garde bien cela dans ton cœur et dans ta tête. Je t’aime aussi.