Alain Magerotte est l'invité d'Aloys avec "Les Epargnés"
Je m’appelle Jean Rémy. Durant des années, j’ai fait partie des rouages du système pervers, de l’engrenage infernal, qui sévit à l’extérieur. J’ai apporté mon écot à une société sacrifiée à la productivité, devenue vérité première. Produire, entreprendre, construire… encourager sans relâche le développement des énergies en vue de l’accélération dans les différents domaines de la production, faire grimper sans cesse la courbe des graphiques, veiller sans faiblesse à la rotation, au renouvellement des stocks. La technologie de pointe, la statistique au jour le jour, l’étude de marché, les coûts de production, les balances boni/mali, le renforcement de l’industrie, la consolidation du commerce, l’augmentation sans répit de l’accroissement de la puissance du pays, voilà les seules réalités de l’extérieur. Des réalités assénées au quotidien à grand renfort de publicité, de discours à sens unique. Un univers entièrement consacré aux opérations concrètes, excluant sans vergogne tout ce qui est dénué d’utilité pratique.
D’après un rapport circonstancié de l’Office de placement des épargnés, j’ai atteint le seuil d’usure. C’est-à-dire vingt-cinq ans de service crédités d’un rendement en courbe descendante. Je suis ainsi devenu un épargné ! Mon salaire est diminué de 30% par rapport à celui perçu lors de ma dernière activité.
Les épargnés sont versés dans des bâtiments occupés jadis par les administrations. Ils n’ont pas à se plaindre puisqu’ils bénéficient du semblant d’humanisme que se donne le système et ne sont donc pas assimilés aux chômeurs, victimes, eux, d’une chasse impitoyable. Ce statut d’épargné sert surtout à maquiller les chiffres du chômage. Parce que tout va bien dans une société de consommations en progrès constants…
Dois-je me réjouir d’être un épargné ? Je ne sais pas encore très bien…
Habitué à m’entendre dire, durant des années, que j’étais un rouage essentiel au bon fonctionnement de la Multinationale qui m’employait, me procurait, je l’avoue, une grande satisfaction. Et puis, un jour, patatras, une décision de l’Office de placement des épargnés vient me retirer ce qui était ma raison de vivre, mon boulot !
Afin d’éviter la déprime, je me suis forcé à prendre du recul, à relativiser en me disant que, finalement, je m’en sortais sans trop de casse. Le seuil d’usure, que j’avais soit disant atteint, montrait un homme aux facultés mentales et physiques pas trop entamées. J’étais certes un peu émoussé face à la résistance à l’effort soutenu ou plus lent à la réflexion devant un problème ardu. Mais j’aurais pu, je pense, rendre encore quelques bons services si on m’avait versé dans un secteur moins astreignant.
Tant pis. J’en prends mon parti, aussi, est-ce presque serein que je pénètre dans le bâtiment aux hauts murs gris. Ma convocation à la main, je me dirige vers le bureau d’accueil derrière lequel un type en blazer bleu foncé, en pantalon de la même couleur, et en chemise blanche, bâille aux corneilles. Il s’étire en prenant le papier officiel que je lui tends. Il y jette un coup d’œil rapide et dit :
« Deuxième étage ! »
Alliant le geste à la parole, il forme, de sa main droite, le chiffre deux à l’aide de l’index et du majeur. Merci, je ne suis ni sourd, ni crétin.
« Les ascenseurs sont devant vous » ajoute-t-il en étouffant un bâillement.
O.K., il faudrait être miro pour ne pas les voir. Des coups de klaxons et de crissements de pneus parviennent de l’extérieur. Un choc indique un tamponnage entre des véhicules pressés… des bruits qui appartiennent désormais, pour moi, à un autre monde. Tiens, curieuse réflexion que celle-là… me suis-je déjà glissé dans la peau d’un épargné ?
J’appuie sur le bouton d’appel. Les portes s’ouvrent aussitôt; l’ascenseur est désert. Je l’envoie au second étage où j’atterris d’abord dans un sas. Il y fait lourd. Le sol est recouvert d’un tapis-plein fatigué de couleur grise. Une odeur de soupe flotte dans l’air. Je trouve cela plutôt sympa.
Un long et étroit couloir conduit vers le secrétariat où une femme au visage sévère et au teint frais se regarde dans une petite glace ronde. Je me présente; elle me dit de m’asseoir et d’attendre. Je m’exécute.
Histoire d’engager la conversation, je demande l’heure du déjeuner car je suis, ajoutais-je, alléché par l’odeur de la soupe.
« De la soupe au quoi ? » insistais-je faussement intéressé.
Le haussement d’épaules et le silence qui suivent m’indiquent que la femme au visage sévère et au teint frais trouve mon propos stupide ou ma question déplacée.
Enfin, au bout de quelques minutes, elle dépose la petite glace ronde et daigne s’occuper de mon cas. Elle prend le cornet du téléphone et forme un numéro sur le cadran.
« Monsieur le Directeur, Monsieur Rémy est arrivé… bien, Monsieur le Directeur. »
La femme au visage sévère et au teint frais me dit :
« C’est par là, Monsieur le Directeur vous attend. » Elle accompagne ses paroles d’un hochement de tête ensuite, elle reprend la petite glace ronde et se laisse aller à une nouvelle séance de narcissisme.
Je frappe à la porte. De l’autre côté, une voix agacée crie :
« Entrez ! »
Là, je découvre un singulier personnage au crâne dégarni, au nez en bec d’aigle, aux sourcils épais et aux yeux bleus. L’œil de droite est atteint d’un tic, il cligne sans arrêt.
Les mains à plat sur le buvard d’un large bureau accentuant sa petite taille, le Directeur m’invite à m’asseoir et me souhaite la bienvenue. Le ton est sec, nerveux, et le restera tout au long de l’entretien.
« Monsieur Rémy, c’est bien cela ?
- Oui…
- Oui qui ?
- Oui, Monsieur le Directeur.
- Bien. Monsieur Rémy, ça va ?
- Ça va… Monsieur le Directeur.
- Monsieur Rémy… nous y arrivons… Monsieur Rémy, disais-je, l’Office de placement des épargnés m’a prévenu de votre venue… ce n’est donc pas vraiment une surprise de vous voir ici… nous y arrivons… Monsieur Rémy, apprenez ceci… »
Il s’interrompt et se met à déplacer, de droite à gauche, un paquet de feuilles vierges puis, il ouvre et referme un dossier vide, répétant ce geste à plusieurs reprises avant de poursuivre la conversation.
«… Où en étions-nous ?... Nous sommes constamment interrompus… nous y arrivons… le téléphone !... N’a-t-il pas sonné ? »
- Euh… non, Monsieur le Directeur.
- Suis-je bête, il a sonné pour m’avertir de votre arrivée. Mais depuis, plus rien… tant pis ou tant mieux, devrais-je dire… Monsieur Rémy, sachez ceci pour votre gouverne… tant que je vous surprendrai à ne rien faire, vous n’aurez pas d’ennui… c’est bien cela, non ?... Vous permettez ? »
Il plonge la main dans la poche de son veston pour en extraire un tube d’aspirine, catapulte deux cachets dans un verre d’eau, hésite, ajoute un troisième, attend qu’ils se dissolvent, ensuite, hop, il avale le liquide d’un coup.
«… Nous y arrivons… ceci étant clair, je pense, rien ne vous empêchera, face au temps largement imparti, de développer… non, ça fait «usine» … de cultiver… non plus, ça fait «agriculture»… ne nous énervons pas, nous y arrivons… ah, voilà ça y est… de vous découvrir un passe-temps… car, en ce qui me concerne, j’éprouve du mal à… non, je m’égare… excusez-moi, mais ainsi nous n’y arriverons pas… bon, assez parlé maintenant… allez-y ! »
Je lui dis que je suis prêt à y aller mais où ? Dans quel bureau vais-je devoir me croiser les bras ?
« Question pertinente, en effet ! Un bon point pour vous mais ce point ne servira à rien, je préfère vous prévenir » marmonne-t-il.
Le Directeur sort d’un tiroir une feuille barbouillée de lignes dans tous les sens, de flèches pointées vers des petits rectangles portant chacun un numéro.
Au bout d’une cogitation intense, l’homme se libère soudain.
« Eurêka ! Comme dirait Archimède, je sais dans quel bain vous lancer... voyons, le bain, Archimède… nous y arrivons ? » insiste-t-il en me fustigeant du regard; courroucé, à l’évidence, de ne point me voir réagir à son humour éléphantesque.
J’esquisse alors un rictus et juge opportun de préciser, usant d’une dégoulinante flatterie, qu’un homme alliant à la fois culture, humour et humanisme, soit plutôt denrée rare de nos jours.
Mon message de faux-cul fait mouche car le Directeur rosit de satisfaction. Du coup, il prend l’initiative de me conduire lui-même sur les lieux de mon affectation.
Nous empruntons le long et étroit couloir dans le sens inverse. Evitant le sas, nous bifurquons à droite pour aboutir dans un plus long et plus étroit couloir aux flancs garnis de portes numérotées. Chiffres pairs d’un côté, chiffres impairs de l’autre. Nous nous arrêtons devant le numéro 205.
« Nous y arrivons ? » questionnais-je sur un ton moqueur. Aïe, la gaffe ! Le capital sympathie qui part en vrille.
Le Directeur s’affuble aussitôt du masque dur et froid du reproche; sourcil gauche levé en accent circonflexe. Je m’attends à essuyer une volée de bois vert, conséquence de mon effronterie. Rien ! Mais, la minute de silence qui tombe, telle une chape de plomb, m’invite à ne pas récidiver. Ici, il y a comme un relent de ce qui se passe à l’extérieur; on ne se moque pas d’un Directeur ! Du moins en sa présence, pensais-je.
Quant il eût pris sur lui, une fois les 60 secondes écoulées, il lâche :
« Nous y arrivons en effet, entrez… »
Je veux lui rendre la politesse mais il me colle une main ferme dans le dos et me pousse devant.
La pièce est meublée de deux bureaux recouverts chacun d’une fine pellicule de poussière ainsi que d’une armoire ouverte aux étagères vides. Et c’est tout. Le type avec lequel je vais passer huit heures par jour est affalé sur son siège.
« Monsieur Lapêche » fait le Directeur en désignant celui-ci.
« Enchanté, dis-je en tendant la main, moi c’est Rémy… Jean Rémy. »
L’autre ébroue à peine un mouvement de la tête de bas en haut en conservant un air absent. A cet instant, un nouveau pic de bruits assourdissants provient de l’extérieur. Des sirènes de police hurlent.
« Vous devriez vous entendre » lance le Directeur avant de tourner les talons.
Je m’installe face à Lapêche, à nouveau perdu dans ses pensées. Il ne semble pas désireux de lier connaissance. Peut-être est-il resté seul trop longtemps ?
« Euh… je pense que nous allons passer d’agréables moments ensemble » dis-je, essayant d’engager la conversation.
- Si vous le dîtes…
- Ce n’est pas moi qui le dit mais le Directeur…
- Le Directeur n’a pas dit «vous allez» mais «vous devriez», la nuance est d’importance... parce que dans le premier cas de figure, il aurait certifié que l’entente serait bonne entre nous; en disant «vous devriez», il suppute, il subodore une éventuelle bonne entente entre vous et moi… suis-je clair ? »
Plutôt pointu Lapêche… et teigneux avec cela ! Probablement est-ce dû à son désoeuvrement. Cela promettait !
La suite ? Demain !
Alain Magerotte
Des nouvelles de l'absurde