Alain Magerotte est l'invité d'Aloys avec "Les Epargnés", 2e partie

Publié le par christine brunet /aloys

Absurde

 

Le bonhomme s’explique aussitôt sur ce que j’ai pris pour de l’agressivité :

« J’ai été contremaître dans une usine. Mon travail consistait à surveiller les cadences, chrono en main. Je ne m’exprimais qu’à coups de sifflets ou par borborygmes. Jamais de phrases complètes. Un jour, la Direction a estimé que je me ramollissais; mes ordres étaient moins tranchants et j’oubliais parfois de siffler. Depuis que je suis ici, cela fera un an mardi prochain, j’ai découvert le plaisir du langage, de construire des phrases, d’enrichir mon vocabulaire. Je ne cesse de m’améliorer; le ton est parfois encore un peu sec...     

- Je comprends, Monsieur Lapêche… heureuse reconversion pour vous, parce que, passer son temps à se croiser les bras, ça «craint» plutôt… non ?... » La réponse est fulgurante.   

« Vous entendez par là, je suppose, que «le contexte dans lequel vous allez évoluer risque d’être pénible en raison d’une non activité pourtant, je vous le rappelle, reconnue, légalisée ?»... A votre guise, Monsieur Rémy. Si une envie d’agitation permanente vous brûle, si un désir ardent de mouvement perpétuel vous titille, il vous est encore loisible d’intenter un recours pour revoir votre dossier. Sans pour autant obtenir gain de cause, je précise. Je ne connais aucun cas allant à l’encontre d’une décision prise par l’Office de placement des épargnés

- Ce n’est pas vraiment ce que je voulais dire, Monsieur Lapêche…

- Vous avez une fâcheuse tendance à vous exprimer de façon approximative, Monsieur Rémy. Pourtant, la langue est riche en termes précis pour définir une chose, un acte, une situation ou que sais-je encore.

- Je voulais savoir à quoi vous passiez vos journées…

- Parfait, voilà qui a le mérite d’être clair, aussi, je vous réponds… à ne rien faire du mieux que je peux !

- Comment faîtes-vous pour éviter des désagréments du genre «pied qui dort» ou «bras qui s’ankylose» ?  

- Ce sont des problèmes relevant du degré de résistance à l’inactivité de chacun. Un problème individuel en somme. Vous apprendrez ainsi à bien connaître votre corps. Cependant, ne négligez pas pour autant votre esprit… au fait, Monsieur Rémy, que faisiez-vous avant de venir ici ?

Product manager, une fonction appartenant au domaine du marketing et de la vente. Mon rôle était la gestion de la ligne du produit… mais, je ne vous ai pas donné le nom de la firme, je travaillais pour…

- D’accord, je ne veux pas en savoir davantage. Tout cela appartient désormais au passé…

- Vous avez raison, Monsieur Lapêche… euh, serait-ce indiscret de vous demander de me parler des autres épargnés ?… Vous les connaissez tous, je suppose ?

- Pfff… oui… des liens affectifs se sont tissés avec certains, une forme d’indifférence s’est installée avec d’autres.

- Quels sont les plus intéressants ?

- Mes critères ne sont pas forcément les vôtres… 

- Tu l’as dis, bouffi, songeai-je… citez-moi les plus sympas, j’irai leur faire un petit coucou…

- Je ne vous le conseille pas, Monsieur Rémy. Le Directeur n’apprécie guère de surprendre un nouvel arrivé en plein bavardage dans un bureau autre que le sien. 

- Monsieur Lapêche, le fait de bavarder n’est pas synonyme d’occupation, si c’est à cela que vous faîtes allusion.

- Niez-vous l’expression «occupé à bavarder» ?

- C’est ce qu’on fait en ce moment, tous les deux… ah ! Ne dîtes pas le contraire, Monsieur Lapêche !

- Nous sommes dans le même bureau, donc nous ne bavardons pas mais nous communiquons. La communication est axée sur l’essentiel, donc utile. A l’opposé, le bavardage est superficiel, donc futile.

- Admettons… mais le Directeur n’est peut-être pas aussi pointu… enfin, je veux dire, il n’est sûrement pas un virtuose du mot comme vous l’êtes…

- Ce n’est pas seulement une question de mots, mais plutôt de fait, d’action définie dans un cadre précis. Sachez, Monsieur Rémy, que le Directeur éprouve des difficultés à ne rien faire. En réalité, nous ne devrions pas avoir de Directeur, mais la transition pour le pauvre homme aurait été si forte, qu’il n’aurait pu la supporter. Plus que n’importe quel dédommagement, si plantureux eut-il pu être, le Directeur désirait garder une partie de lui-même, c’est-à-dire une partie de son titre. Car cet homme, Monsieur Rémy, avait été Président Directeur Général d’une Multinationale ! Celle-ci a fusionné. Conséquence : les inévitables charrettes. L’Office de placement des épargnés a opté pour une solution en douceur vis-à-vis d’un homme qui a tant sacrifié pour la Nation. Il l’a nommé Directeur. Directeur de pacotille, certes, mais Directeur quand même. Il y a trois ans que cet homme a été parachuté ici et il ne parvient toujours pas à se mettre dans la peau d’un épargné lui qui, dans sa glorieuse époque n’épargnait personne. Vous l’aurez constaté; il n’arrête pas de triturer des papiers vierges, de peloter des dossiers vides et s’attend à chaque instant à recevoir un coup de téléphone important. Il furète beaucoup, aimant rendre des visites à l’improviste dans les bureaux, il prend donc son rôle de Directeur au sérieux… alors, pour un homme de cette trempe, la différence entre communiquer et bavarder prend toute son importance. Méfiez-vous, il pourrait vous balancer à l’Office de placement des épargnéscomme inadapté… 

- Quel prétexte grossier… sans fondement…

- Je vous le concède, Monsieur Rémy. Cependant, au risque de me répéter, ne tentez pas le diable. Les places, ici, sont chères. Vous ne voulez pas, je suppose, vous retrouver dans la peau d’un chômeur que l’on traque nuit et jour ?

- Bien sûr que non, Monsieur Lapêche.

- Plutôt que d’aller bavarder, songez à vous trouver un pôle d’intérêt. Les autres y sont arrivés, vous y arriverez aussi. Par exemple, prenez, Mireille, la femme du secrétariat… sa peau ! Ah, sa peau, c’est quelque chose ! Pour l’observer à la loupe durant des journées entières, elle a réussi à obtenir une peau saine, parfaite. La barrière d’hydratation est intacte et la structure de soutien en parfait état. Elle maintient son équilibre en huile et en eau à la perfection et son renouvellement cellulaire est constant. Pour la préserver, elle effectue un nettoyage approprié deux fois par jour suivi d’une exfoliation douce et d’une hydratation adaptée. Et Eric, le type de l’accueil… le bâillement !… Le bâillement, Monsieur Rémy, n’est pas une simple ouverture de la bouche, mais un mouvement d’étirement musculaire généralisé, des muscles respiratoires et des muscles de la face et du cou. Moindre audition, paupières fermées, sensation de plénitude corporelle, concourent à une relative perte de contact avec l’environnement. Le bâillement est perçu comme une jouissance, un bref bien-être, ressemblant aux satisfactions des tiqueurs. Eric y associe souvent l’étirement. L’association des deux se nomme pandiculation. Il y a encore Monsieur Callez, le digne successeur de Joseph Pujol...

- Joseph Pujol ?

- Oui, Joseph Pujol a été une vedette de grande renommée au début du siècle passé. Il était célèbre pour sa remarquable maîtrise de ses muscles abdominaux qui lui permettait de lâcher des gaz à volonté; il pouvait ainsi jouer Au clair de la lune avec un flutiau, et éteindre les lumières de la scène. Il s’est même produit au Moulin - Rouge  

- Un art difficile à supporter pour son ou sa collègue…

- Vous pensez bien, Monsieur Rémy, que Monsieur Callez est seul. Son bureau est irrespirable pour autrui. D’ailleurs, je l’évite. Encore une question ? Ce sera la dernière car bien que mon temps de parole s’allonge au fil des semaines, je dois encore m’octroyer des plages de silence afin de récupérer. Il ne faut pas brûler les étapes. Un jour, je serai capable de parler une journée entière. Je viens de loin, rappelez-vous.  

- La soupe ? A qui doit-on cette bonne odeur de soupe ?   

- A Madame Bardin. Elle n’hésite pas à mélanger, avec un bonheur certain, différentes substances végétales odoriférantes, appelées aromates, pour le plus grand plaisir de notre sens olfactif. Chez elle, ce doit être un véritable laboratoire gastronomique expérimental.

- Chez elle, vous voulez dire, dans son bureau ?

- Non, Monsieur Rémy, ici, ce serait assimilé à du travail ! Ce qui m’amène à vous conseiller d’amener vos tartines, nous n’avons pas de réfectoire, vous en connaissez la raison, à présent. »

Lapêche se laisse alors glisser sur son siège afin de prendre la position de celui qui se prépare à une bonne sieste, me faisant ainsi comprendre que la conversation est finie jusqu’à demain.

Cette attitude m’incite à gamberger sur ma nouvelle situation. Tout compte fait, je ne me plains pas de mon sort. La perspective de ne rien faire de mes journées ne m’effraie point même si une période d’adaptation sera nécessaire. Comme disait Lapêche, les autres y sont arrivés, j’y arriverai aussi. Le Directeur doit être une exception... trois ans déjà ! C’est dire si ce gars-là était «pourri» jusqu’à l’os. Va-t-il y arriver un jour ?

Et maintenant, je vais m’adonner à une séance de pandiculation. Après quoi, j’examinerai par le menu, dans la glace des toilettes, ma tronche afin d’y déceler les signes avant-coureurs d’un homme nouveau, d’un homme qui va, enfin, prendre le temps de vivre. Dois-je me réjouir de ce qui m’arrive ? Cette fois, je dirais oui…

 

Le restant de la journée, j’humerai l’odeur de la bonne soupe de Madame Bardin, j’imaginerai que les pets de Monsieur Callez sont moins dangereux pour la couche d’ozone tout en me tournant les pouces… tiens, voilà une idée à creuser… un passe-temps intéressant à développer…

 

 

Alain Magerotte

Des nouvelles de l'absurde

Publié dans l'invité d'Aloys

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
M
<br /> Ah, Courteline, un collègue !... Je pense, en effet, qu'il a travaillé comme fonctionnaire durant une partie de sa vie...<br /> <br /> <br /> Et un big merci, Georges, pour cette appréciation !  <br />
Répondre
G
<br /> Courteline a mis le pied dans l'entrebâillement de la porte! Mais ce qui dans sa prose n'est que comique, prend avec Alain une nouvelle dimension: l'absurde, toujours l'absurde! et ses nouvelles,<br /> bien que de l'absurde, sont fantastiques.<br />
Répondre
M
<br /> Merci Micheline<br />
Répondre
M
<br /> Super ! De quoi avoir l'eau à la bouche en songeant à la retraite...<br />
Répondre