C'est le jeu d'Aloys... Mais qui a écrit cette nouvelle ???
Ce goût de terre précis
Nath a raison. Son côté mère dominante et possessive me bouscule encore, mais elle a raison. Pour ma paix intérieure, je m’incline, comme toujours ou presque.
Dierick, comme souvent, renchérit :
- Il suffit que vous tombiez sur un bacille ou un parasite, juste dans une seule moindre bouchée, et là, retour au traitement choc.
Nath a balancé une vanne, un sarcasme et dispersé ce chapelet montant de petits rires en accordéon tout à elle.
Bien plus aujourd’hui qu’à l’adolescence, et avec l’arrivée de Dierick, voilà six ans, quant il l’a opérée, Nath se targue de connaître La Vérité pour les autres ; plus incisive que jamais, elle et ses humeurs et états d’âme tonitruants… tonitruant. Ce que j’aime ce mot ! D’abord, sa sonorité, son évocation. Puis, Toni c’est mon prénom. Enfin, avec truand, si on remplace le t par un d, on a mon truand de chef d’épouse tout entier. Publique. Impudique. Sulfurique. Pseudo mystique. Et tous les hics entre nous.
Malgré leur reproche, je me suis penché vers l’avant, et m’agrippant vaille que vaille aux accoudoirs du fauteuil roulant, j’ai mis en bouche un zeste de terre du parc de l’hosto.
Plus que ça, ce goût : plus qu’un rituel, qu’un culte, qu’une dévotion ; retour à la terre, à l’enfance, terre d’enfance, enfance de la terre.
A la mère aussi, quand la mienne organisait des après-midi d’échappatoire, balades, recherche de glaise, ateliers poterie. J’avais léché un doigt par distraction puis encore par curiosité. Une décennie plus tard, j’en prenais dans mes bagages militaires. Nath était là, déjà, toujours, autour de mes quatre décennies, d’inquiétudes grandissant avec chacune d’elles…
Je ne sais si c’est moi ou Dierick et Nath qui sont fous. Pourquoi au juste veulent-ils, selon moi, me garder en vie, ni trop près, ni trop loin de leurs activités sibyllines, nébuleuses ?
Argent ? Maison ? Couverture sociétale ? Terres ?
Mes jambes sont racines mortes. Si elles revivent un jour, il faudra du temps pour qu’elles me tiennent à nouveau sur terre. A présent, je la sens plus fort, cette terre. Par les doigts ; les narines ; la langue.
C’est beaucoup, l’enfance. Sentir la vie autre.
Quelque chose en moi me rend fort, prêt à tout relever, réveiller, révéler. Quelque chose qui tient de ma visite sous terre. D’immenses méandres me distancient de ce monde de réalité relative, de dépendances affectives, d’inachèvement de coursive, bringuebalant et soluble au moindre examen.
Nath veut me faire croire que ce qui est arrivé - je devrais écrire ce qu’elle a causé - n’est en rien le fruit du hasard. Les chiffres parlent d’eux-mêmes, me prétend-elle. C’est vrai que pour ce coup-là, c’est plus qu’étrange :
Elle est née un 2 juin. Moi, un 6 juin. Nous nous sommes mariés un 26 juillet. Le crash a eu lieu le 26 février 2006, à bord de sa 206…
S’il est vrai que je crois au hasard, tout ça fait beaucoup. Et ça me chavire d’une berge à l’autre.
J’ai pensé et repensé à ce qui a pu se passer : mon audace, d’abord « d’exiger » de l’accompagner chez Dierick, qui a fini par payer. Nath ne me reconnaissait pas, ni moi non plus d’ailleurs, moi qui depuis trop longtemps jouais la politique de l’autruche, les yeux sous terre.
Personne encore ne sait mot de notre dispute dans la 206, avant que Nath ne la verse dans le fossé, alors que j’avais enfin obtenu qu’elle me conduise chez son sacro-saint gourou. Moi, je ne roulais plus, depuis mon sevrage, je tremblais encore trop.
C’est la première fois que je transcris toute cette histoire dans ce carnet, je me demande qui pourra la lire un jour… ?
Selon mon souvenir, c’est Nathalie qui a commencé les reproches ; ça disait à peu près ceci :
- Tu vas me dire ce que tu veux savoir, à la fin ? Tu n’as rien à faire là-bas, tu es trop primaire.
Je tenais tête.
- Après tout, ça fait des années que tu rejoins Dierick et que tu en reviens toute changée. C’est pas que je veuille des explications, je veux voir, c’est tout.
- Si tu y tiens… mais je te répète que tu es loin d’être prêt, à supposer que tu le sois un jour.
- Pas prêt à quoi ? A vos initiations mystiques ? Vos… vos simagrées cosmiques ? Vos… vos croyances narcissiques ?
J’étais allé un peu loin dans la provoc, je crois, en ce drôle de 26 février 2006. Surtout connaissant sa nature impulsive. C’est que, trouvant ces derniers temps que Nath devenait de plus en plus illuminée, et qu’un soir, ayant croisé son ordi allumé pendant qu’elle était au téléphone, j’étais tombé sur un lien envoyé par Dierick, qui l’invitait à des dons pour un gourou indien milliardaire et controversé qui laissait baba. Jouant d’audace, j’étais allé dans la recherche de messages plus anciens. Dans l’un d’eux, Dierick y évoquait des manœuvres pour parvenir à la succession de mes terres. J’avais dû couper rapidement, Nath venait de raccrocher…
J’espérais une conversation franche avec eux, jusqu’à ce jour du crash. A voir l’état de la voiture, je ne comprends toujours pas comment elle s’en est sortie indemne.
Quant à moi, je suis, paraît-il, un miraculé : 16 minutes d’apnée sans oxygénation, et surtout sans la moindre séquelle cérébrale… Un record jamais égalé, me dit-on, de mémoire de médecin. Cela tiendrait au fait que je ne me suis pas noyé dans l’eau, mais dans la boue de ce fossé où Nath, dans un accès de colère, avait versé la Peugeot. L’urgentiste m’a parlé du Guinness Book, pour que j’y entre. Il s’occuperait de tout. Je suis décidément mis à toutes les sauces !
Moi, tout ce que j’ai senti, c’est ce goût de terre précis en bouche qui m’a prolongé les sens, ramené près de trente ans en arrière.
Dierick était là quand ils m’ont sondé. C’est lui-même qui a pris la responsabilité d’un pneumothorax. Entre trépassement et demi conscience, je me souviens vaguement de ma tristesse, quand la boue a quitté mes poumons. Bizarre, me dirait-on ! C’est que tout un soleil buissonnier, tout un atelier de poterie, ces goûts, ces odeurs, ces gestes primesautiers poétiquement infantiles, toutes ces marques de grandes vacances s’en allaient avec la vidange de mes voies respiratoires.
La morphine et les médocs m’ont laissé dans un état second. Voilà trois jours que je feins de les prendre, pour conserver le plus possible de lucidité.
Je ne veux pas que mes terres servent un temple, où mes illuminés pourraient à leur guise manipuler certains cerveaux, aussi résignés qu’influençables, ayant grand besoin de se raccrocher à tout et n’importe quoi.
Je me souviens encore par éclairs de Dierick gueulant sur l’urgentiste :
- Doucement, bon Dieu, le pouls s’affole ! C’est bien trop tôt pour l’adrénaline. N’importe quoi… Vous voulez le voir clamser ? Refaites un électrochoc, je reprends en manuel.
Je me souviens de mon moi intangible, survolant par-dessus terre les quatre bras s’affairant sur mon corps à demi mort. J’étais présent à 1000% d’âme. Ame qui enflait, enflait, jusqu’à dépasser la salle d’op. Dans le couloir, il y avait Nath, accrochée comme souvent quand j’étais là, à son portable. Dierick l’avait rejointe. Peut-être étais-je « sauvé » ? Et mon âme partout dans l’univers, mais surtout là, dans ce couloir où Dierick a embrassé Nath. J’ai ressenti une vraie souffrance, signe effectif que mon corps était en train de se remettre à vivre sa vie terrestre.
Tout est, qui doit être.
La promenade se termine. Nous quittons le parc de l’hôpital, un dernier rayon de fin de journée traverse la pièce vitrée à l’arrière du bâtiment.
Demain, je pourrai sortir, à condition que l’on me soigne à domicile. Dierick veut me prendre chez lui ; ça, jamais ! Sinon, je suis réellement foutu. Mon ami Marc viendra me chercher une heure avant eux. Il se fera passer pour un assistant de Dierick.
C’est dans les instants critiques qu’on se rend compte si on peut faire confiance à ceux qu’on croit être des amis. On verra.
Qui terre a, guerre a.
J’ai gardé un peu de cette boue qui m’a « sauvé », un infirmier, sur ma demande, me l’avait conservée.
Il me reste au moins ça : ce goût de terre précis.
Alors, selon vous, qui est l'auteur de cette nouvelle ?