ELLE, LA CARABOSSE ET L'AMAZONE... Un extrait du recueil "Un, Deux, Trois,Soleil"
Elle, la Carabosse et l’Amazone
(Extrait du recueil Un, Deux, Trois, SOLEIL !- Editions Chloé des Lys, 2010)
Il a passé le seuil, Elle ne se retournera pas.
Comme chaque soir, il ne repousse pas la porte, il la claque.
Il l’agace.
Arc-boutée près de la cheminée, Elle décape la pierre grise, à jets d’acide aussi corrosif que son humeur de fin d’après midi.
Elle feint d’ignorer sa présence et garde le dos obstinément tourné. Les cheveux en bataille, poissés par la suie abondante qui tombe du conduit, Elle se sent secrètement ravie de l’embarras produit.
C’est un jour où « Elle est en dedans », mi- lasse, mi-révoltée, fatiguée, cherchant prétexte à se lamenter, et rejetant sans appel tout ce qui rendrait légères ses pensées. L’humeur guerrière d’une Amazone.
« C’est moi – dit-il timidement-, je suis rentré de bonne heure… ».
Une sorcière Carabosse sommeille, planquée sous l’amour de la femme comme un paquet de poussières noires, caché sous un tapis. Réveillée par l’humeur de son hôte, Carabosse s’enhardit et crache ses baves d’amertume à l’oreille de la femme « Et alors quoi ? Hep ! Tu m’écoutes ? Ne te laisse pas faire. Qu’est ce qu’il croit ? Qu’il s’agit d’un exploit ? Il est rentré de bonne heure, et alors ? C’est un cadeau qu’il te fait là ? Pour un peu, il va te falloir le remercier, Lui, et pourquoi pas Dieu, Allah, Bouddha ! ».
Elle frotte de plus belle la pierre réfractaire à ses efforts, s’acharnant à décider qu’elle doit être récurée ; ses doigts ripent à l’intérieur des gants trop grands et Carabosse se fait véhémente : elle glousse sournoisement et lui prédit l’état dans lequel vont se retrouver ses mains de femme, d’ordinaire douces et blanches.
Un boulet de dynamite sarcastique s’engage dans sa trachée : elle est fin prête à ouvrir les hostilités ; les mots désobligeants et les reproches virulents piétinent impatiemment, comme les sabots des chevaux qu’on retient, contraints et fébriles, juste avant que se lève la barrière du champ de course.
Elle l’entend qui se glisse quelques mètres derrière elle, penaud, dérouté par l’accueil dont il ne sait pas encore s’il vient de l’antarctique glacé ou du ventre sulfureux de l’Etna. Ses pas sont mesurés, hésitants, martelés par des chaussures qu’il n’ôtera qu’après avoir circulé dans toute la maison, inconscient des traînées de boues répandues sur le carrelage qu’Elle a, « encore », ciré. Il circulera chez eux comme dans un hall de gare dont il ne nettoie jamais les sols. Il l’horripile. Humeur assassine.
Il ne bouge plus, il attend, réalisant tout à coup que c’est pour Elle un jour où Elle est « en dedans ». Ses idées à lui se bousculent, tentent d’articuler un raisonnement pour s’excuser des méfaits qu’il ignore et qui ont transformé sa femme en cette Amazone prête à lui découdre les tripes. La tension crépite du sol au plafond. Les chiens renoncent à la danse d’accueil réservée chaque soir à leur maître et filent s’aplatir derrière les fauteuils. Le chat a l’échine arrondie, il guette une sortie.
Elle se retourne enfin, se redresse, prête à tirer le premier boulet, quand ses yeux rencontrent les siens. Il a toujours le regard doux, vulnérable, de l’enfant qu’il était. Elle regarde ses mains aux doigts nerveux, qui s’étreignent à défaut de savoir comment se comporter. Il sourit. Elle envoie Carabosse valdinguer dans les douves, désarme l’Amazone. Le conflit est terminé, elle est sortie « du dedans », Elle lui rend son sourire.
« Je t’ai acheté une fleur », dit-il en lui tendant une belle verrine où s’épanouit quelque chose. Elle chausse ses lunettes de myope. Elle n’en a pas besoin, c’est juste pour gagner du temps. De tout petits piments rouges, turgescents, se dressent au milieu d’un fouillis de feuilles vert foncé.
« Ce sont des piments, tu n’aimes pas les roses… ». Elle rit.
C’est vrai, elle n’aime pas les roses. Il n’a pas oublié. Après tant et tant d’années, elle s’est encore trompée : il n’avait pas cessé de la regarder.
JOSY MALET-PRAUD
WWW.LASCAVIA.COM