La fenêtre d'en face, un texte de Carine-Laure Desguin
La fenêtre d’en face
— Tu rigoles ou quoi ?
— Non, j’te jure, c’est la vérité ! Pourquoi j’inventerais une histoire aussi naze ? Le premier soir, j’ai pensé que c’était normal...enfin…heu…assez normal… Mais hier, toutes ces embrouilles m’ont paru un peu drôles, malsaines même ! Tu viendrais pas chez moi c’ soir, juste pour constater que je n’ai pas la berlue ?
Edwine prend la voix fragile de celle qui supplie et qui sait qu’elle gagnera la partie si, tenace, elle miaule encore deux ou trois mots. Pour se donner une contenance plus personnelle et plus féminine, elle accroche sa main gauche, celle tatouée de deux ailes et d’une serrure, à la tenture de velours coquille d’œuf, comme à une bouée de sauvetage.
— Et pourquoi voudrais-tu que ça recommence ce soir, baby ? Jamais deux sans trois, c’est ça ?
— Rigole va ! Vous n’êtes bons qu’à ça vous autres les mecs ! Hier, c’était le deuxième soir que ce binoclard se penchait sur une femme, dans le même lit, à la même heure et que…et puis après je n’y ai plus rien vu moi, avec toutes ces lumières qui clignotaient et qui se reflétaient comme des farandoles en ombres dansantes sur les murs ! Et le pire, c’est que j’suis pas sûre que c’était la même femme !
— Tu crois pas que c’est normal ? C’est une vie de couple hein ça, ma puce ! Un homme, une femme aux mille visages, tous les soirs, dans le même lit , dagada dagada voilà les Daltooon ! Ҫa te fait pas penser à ce qu’un homme et une femme font ensemble pour tuer le temps, baby, juste comme ça, pour voir ? Et, de temps en temps, on change de gonzesse, voilà tout !
— Y’a du bizarre derrière cette fenêtre-là ! On aurait dit que ce petit gars trapu, chauve sur le dessus et…
— Et chaud sous le dessous !
— Oh ça va hein, laisse-moi parler, je voudrais bien t’y voir moi…témoin de quelque chose, tu comprends ? Je suis témoin de quelque chose et mon père est parti pour plusieurs jours !
En disant cela, Edwine appuie sur les deux syllabes du mot témoin, comme si en deux clics toute une responsabilité mondiale pesait sur ses épaules !
Suspicieuse, la teenager de seize printemps jette un œil par la fenêtre du living-room; de l’autre côté de la rue, juste en face, derrière la grande vitre, une chambre presque banale : une commode avec dessus deux ou trois photos, un grand lit défait, une table de nuit, des peintures sur les murs, des étagères remplies de livres et, chose étrange, au moins trois espèces de lampadaires de hauteur différente.
Des objets sur un tapis ressemblent à des outils ou des couverts de cuisine. Edwine s’efforce de scruter dans le détail mais, bien que quelques mètres seulement séparent sa fenêtre de celle qui s’ouvre sur ce « reality show », la jeune fille emmitouflée dans un large pull -over bleu ne peut hélas rien discerner de plus spécifique.
— Tu crois quand même pas baby que le mec, il se penche sur la gonzesse et puis qu’il la découpe en petites morceaux ! Y’aurait des éclaboussures de sang partout sur les murs ! Et s’il les étouffait, tu imagines l’accumulation de cadavres dans cette geôle !
Ayrton adore ça, laisser patauger les filles, les faire languir. D’une oreille, Il écoute Edwine, sa meuf du mois, et de l’autre, il télécharge le dernier album de B.B.Brunes.
Entre deux phrases lancées à sa douce, il simule un « Y love love youuu », d’une voix gutturale.
— Oh, te moque pas comme ça …Lundi soir, je me rendais pas bien compte…y’a pas longtemps qu’on habite ici mon père et moi…Et puis les fenêtres sont nombreuses en face d’ici, mon regard se perdait…Et puis t’étais pas là, mon Doudoune à moi..
Edwine espère que miauler encore une fois dans son gsm fera craquer ce bétonné de gamin.
— Ok baby, dans quelques minutes heure, je suis chez toi ! Ton père sera là, fidèle comme un chienchien pour sa fifille ?
Ayrton serre le poing, à la manière de celui qui a gagné un combat et mime un long « ouaiaiaiais » qui veut dire « ça y est, ce soir, c’est the soir » !
— Dis, tu m’écoutes pas hein toi ! Mon père est absent pour plusieurs jours ! Viens jusqu’ici, on n’sait jamais …si du sang éclabousse la fenêtre, tu me…
— Je te… serre très fort contre mes muscles pour que tes jolis yeux ne voient pas ces horreurs démoniaques…Bon, je saute dans le premier métro et j’arrive ma douce …
Ayrton, dans un seul élan, happe d’un seul geste un mp3, un blouson et, quatre enjambées et deux rames de métros plus loin, il est téléporté devant le 8, chemin du calvaire.
Quoiqu’ excité à l’idée de passer la soirée en tête-à-tête avec une créature ondulant de peur qui ne demande qu’à se jeter sur lui pour mieux se rassurer, Ayrton, bon prince, balaie du regard la façade d’en face couleur saumon et identifie la dite fenêtre..La couleur de la façade le rend perplexe ainsi qu’une affiche punaisée juste au dessus de la boîte aux lettres.
Lui qui aime se donner des frissons en lisant twilight et d’autres lectures fantastiques, le moindre détail accroche son attention. Il se fait son cinéma… Au moment où il sonne au numéro 8, un bruit assourdissant de freinage. Qui résonne d’allure dans cette rue étroite. Une mercédès grise s’arrête. De laquelle se décapsulent quatre types aux épaules carrées…Les malabars débarquent d’énormes cartons et les lancent dans la maison.
La voiture redémarre au plus vite. Ayrton tente de mémoriser le numéro de plaque. En vain.
— Entre !
— T’as vu ?
— Quoi ?
— Heuuu, des types viennent de rentrer chez les voisins d’en face et ils avaient …
— Ils avaient l’air de légionnaires échappés en pleine zone urbaine, c’est ça mon biquet ?
— Oui, si tu veux …tu les as vus ?
— Plus ou moins …La voisine vient de sortir d’ici, tu sais, une espèce de vieille institutrice à la retraite qui se prend pour « miss Marple ».Elle me demandait si je n’avais besoin de rien et si tout allait bien pour moi ; il paraît que mon père lui aurait demandé de me surveiller….En fait, c’était juste pour cafarder qu’elle avait vu des allées et venues suspectes dans la maison d’en face !
— Des choses suspectes ? interrogent le garçon qui, depuis qu’il a vu ces quatre sbires, pense plus à tous ces faits étranges qu’à balader ses mains sur …
— Oui, des choses bizarroïdes, des femmes au teint de porcelaine, avec des manteaux de léopard…
— Des fantôôôômes ? lance Ayrton en grimaçant, comme pour détendre l’atmosphère…
— D’après « Miss Marple », une dame seule habiterait en face…D’habitude, elle part tous les après-midi et revient très tard dans la soirée…Quelquefois, elle s’absente de chez elle pendant des semaines et des semaines …
— Et alors, c’est un crime ? demande le garçon en déposant à la volée blouson, mp3 sur un fauteuil, cigarettes et briquet sur un coin de la table…
Vas-y, installe-toi hein mon gars ! Tu veux pas des pantoufles et un verre de whisky par hasard, pendant que je gratinerais les chicons et donnerais ensuite le bain aux marmots ?
— Heuuuu, j’dis pas qu’non ma douce ! Tu réponds pas à ma question…C’est un crime de s’absenter? Elle est gonflée cette vieille instit ! Elle a dû en faire chier des gosses !
— Oh, parle pas comme ça ! Elle observe des choses, elle ! Comme moi d’ailleurs ! Et toi tu ne penses qu’à…
— Qu’à t’embrasser ma belle ! Depuis treize minutes et quarante secondes que je suis ici, tes lèvres n’ont même pas saliver sur les miennes !
Sur ces mots pleins d’adolescence, de cigarettes allumées dans les salles de cours, de musiques psychédéliques et de pilules contraceptives, les deux curieux disjonctent dans un entrelacement digne d’un film bolywoodien !
— Et c’est tout ce qu’elle t’a dit, la vieille ? susurre Ayrton, remontant à la surface comme pour se donner bonne conscience.
Edwine, peu ébranlée par ces élans charnels mais ruisselante de sueurs à l’idée que des faits pour les moins étranges et fumeux s’actionnent dans la maison d’en face rassemble ses esprits :
— D’abord, tu dis plus la vieille, ça m’agace ! Et en ce moment, tout m’agace ! Ensuite, ensuite et bien je sais plus, je sais plus!
La bimbo à la voix de gamine tape du pied, et perd ses moyens. Tout se bouscule dans sa tête…
Ayrton allume une clope et s’affale dans le fauteuil…
— On n’appellerait pas les flics ?
— Ҫa va pas non ? Une enquête, et hop, adieu toute ma p’tite culture de cannabis, envolée ! Et puis, même si des nanas se font écarteler en face de chez toi, qu’est-ce que ça peut te foutre ?
Assise sur un coin de la table, les pieds calés contre le dossier d’une chaise, Edwine reste perplexe devant la désinvolture de son copain. Elle plonge la tête entre ses mains, se demandant pourquoi depuis des mois, elle glande avec un type pareil. Son père avait raison !
— Et puis, continue le gamin de merde, tu imagines, si les sbires à la carcasse d’orangs-outans t’apercevaient …
— Ils sont sortis tout de suite et…
— Que tu penses ! Sont peut-être revenus…
— Pffff…
Après quelques gros mots, une pizza, des câlins et de nouveau des mots qui claquent, les deux ados sont là, lovés tous les deux contre l’appui de fenêtre, la tenture entrouverte. Edwine appuie contre ses orbites une vieille paire de jumelles, en se dandinant comme elle le peut pour écarter de son corps les mains baladeuses de son flirt.
— Voilà ! Ҫa recommence ! Une femme à moitié à poils sur le lit, le chauve commence ses saloperies….et oh, putain ! Il l’étouffe ! Il l’étouffe ! Il lui colle un oreiller sur le visage ! Il l’étouffe ! Ayrton, prends vite ça et vise un peu !
— Incroyable ! C’est mieux que la trois D dis donc ! La fille se débat comme une hyène ! Belle nana ceci dit ! Et merde, elle ne bouge plus !
D’un seul geste de rage, Edwine arrache des mains de l’inconscient la paire de jumelles.
— Le salaud ! Oh le salaud ! Mais, mais…la fille ….deux mains autour du cou de ce vieux salaud…ce sont les mains de la fille….Ils s’embrassent ! Et puis zut, je ne comprends plus rien à cet espèce de foutoir.
— Quel merde, je te jure que la nana, elle était comme morte, ses deux bras tout mous se balançaient dans le vide…ses yeux, j’ai pas su les voir mais je te jure, elle avait rendu son dernier soupir …..Ben mon bébé, ils ont des jeux pas trop catho tes voisins ! Enfin…ta voisine ….
— Ayrton, qu’est-ce qu’on fait maintenant ? gueule Edwine, tapant des pieds, toute paniquée par ce qu’elle vient de découvrir.
Le couinement d’une clé dans la serrure. Les deux ados se regardent, s’accrochent presque l’un à l’autre, les yeux exorbités, les mains moites…
— Salut ma fille ! Tiens, bonjour, Glenn !
Ayrton et Edwinne étourdis, partagés entre soulagement et stupéfaction ne rectifient même pas…
Le père d’Edwine, tout content de revenir plus tôt que prévu à la maison, ne dit même rien, en constatant que durant ses absences, sa fille ne s’ennuie pas…
— A propos, lance-t-il avec de la fierté dans la bouche, tout en zieutant l’évier qui plie sous une tonne d’assiettes, de bols et de verres, j’ai une idée géniale pour rentabiliser nos prochaines vacances et se faire par la même occasion un peu de fric…
Enlacés contre l’appui de fenêtre, les cheveux ébouriffés, les vêtements chiffonnés, les deux jeunots attendent la soi-disant idée géniale.
— Pendant nos prochaines vacances, on pourrait louer cette maison, non ? Ben quoi, me regarde pas comme si je t’annonçais la troisième guerre mondiale ! Je viens de lire l’affiche sur la porte de la maison d’en face ! On recherche des maisons disponibles ! Pendant que les maîtres des lieux se la coulent douce sous le soleil, les orteils en éventail et le soda au bout des doigts, une équipe tourne un film entre leurs murs ! Génial ! Pour contacter le producteur, il y a un numéro de téléphone, j’ai tout noté. En face, ils viennent de tourner un film, « Dix victimes sinon rien ! ». Génial ça ! Pas vrai, Glenn ?
Carine-Laure Desguin
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