Les vieux amants du Bois de la Cambre, deuxième partie, une nouvelle de Gauthier Hiernaux
(...)
Quatre semaines plus tard, certains événements indépendants de ma volonté m’obligèrent à emprunter par le même chemin.
Après quelques secondes passées à maugréer, je me dis que, toute compte fait, cette rupture dans l’inhabituel de mes habitudes n’était pas pour me déplaire et, comme nous étions aux portes du printemps et que les jours étaient plus longs, le paysage serait différent et bien plus agréable que la fois précédente.
Je suivis la route, entièrement focalisée sur le moment où le lac m’apparaîtrait au détour d’un virage. J’en étais toute excité, je devais bien l’avouer.
Au moment où l’étendue calme s’imposa à moi, mes yeux se braquèrent sur un détail qui m’amusa.
Les deux vieillards se tenaient au même endroit que la dernière fois et le vieux avait passé ses mains sous les bras de sa femme et l’aidait à s’extirper de la chaise roulante.
J’avais l’impression d’avoir mis un film sur pause un mois auparavant et de le reprendre où je l’avais abandonné. Cette constatation me fit sourire et, tout en essayant de garder un œil sur la route, je vis, sur l’autre trottoir, le vieux monsieur soulever doucement sa chétive vieillarde.
Je les dépassai lorsqu’elle allait mettre un pied parterre sous le regard encourageant de son époux.
Je songeai à ma propre moitié. Mon compagnon ferait-il la même chose pour moi ? Ma bonne humeur venait du fait que je n’avais aucun doute sur la réponse.
Je plaignis Monsieur Costume-cravate-toujours-occupé que je côtoyais de huit à neuf et me demandai si sa femme aurait la chance d’attendre qu’il se réveille.
Au plus profond de mon âme, j’espérais que non. Personne ne devrait être obligé de vivre avec un fantôme et de se taper la vaisselle par-dessus le marché.
J’étais passée de la joie à la colère sans beaucoup de transition, ce qui m’effraya un peu car je n’étais pas coutumière des sautes d’humeur.
Je longeai une longue avenue nommée Drève de Lorraine en ruminant de sombres pensées et en me demandant si mon orientation professionnelle était bien celle que j’avais choisie.
Vu le milieu de requins dans lequel j’évoluais, j’en concevais certains doutes.
Lorsque je rejoignis le Ring, je repensais au couple. Cette réminiscence me rendit le sourire.
***
Je dois bien l’avouer : je forçai un peu les événements pour satisfaire ma curiosité.
Le manège de ces deux vieilles personnes m’avait intriguée et je me posais de nombreuses questions sur leurs motivations.
Je m’imaginais sans peine ce que l’homme aidait son épouse à marcher, cependant je ne m’expliquais pas la raison qui les poussait à venir le long de la route qui entourait le lac, surtout à une heure aussi matinale.
J’avais déterminé a posteriori l’heure à laquelle j’étais passée les deux dernières fois et j’avais calculé pour aboutir au lac à ce moment-là.
En me levant ce matin, je m’étais demandé si j’allais les retrouver et cette idée ne m’avait pas quittée alors que je roulais dans cette direction.
Inconsciemment, j’avais ralenti en arrivant en rue de coude, lorsque l’Avenue de Diane devenait l’Avenue du Panorama.
Mon cœur s’était emballé comme si je m’apprêtais à revoir le visage d’une amie que j’avais perdue de vue depuis des années.
Le virage me parut plus long qu’à l’ordinaire, mais lorsque je débouchai sur le lac, je souris.
Ils étaient là.
Ses mains tenaient fermement les bras de celle qu’il aimait. Ils paraissaient figés dans cette position et, si je n’avais pas vus précédemment ce vieux monsieur guider la chaise sur le trottoir, j’aurais pu croire à une statue de cire abandonnée là pour rappeler au monde l’importance de l’amour.
Je les dépassai avec les larmes aux yeux
***
Je n’avais jamais vu leur visage.
Sur cette route où les gens fonçaient comme si leur vie en dépendait, je n’arrivais jamais à ralentir assez pour capter leurs traits. Tout ce que je savais d’eux à ce sujet tenait en trois mots : ils étaient âgés.
Je me mis à faire des estimations dans le lit que je partageais avec mon homme, lequel m’observait du coin de l’œil en se demandant certainement quelle lubie me passait encore par la tête. Je ne lui avais jamais parlé de ce couple étrange que je croisais à chaque fois dans ce virage et qui, pour une raison inconnue, m’obsédait de plus en plus.
J’en étais arrivée à faire exprès ce détour pour les surprendre. Pourtant, chaque fois que j’arrivais à leur hauteur, ils se trouvaient dans la même position presque figée comme s’ils répétaient une scène jusqu’à la maîtriser parfaitement.
Je m’imaginais sans peine ce vieux monsieur aidant sa femme à faire quelques pas en sa compagnie. Ce qui m’intriguait était l’obscure raison pour laquelle ils avaient opté pour un endroit si incongru. S’il avait poussé la chaise de l’autre côté de la route et qu’il avait suivi le chemin qui descendait en pente douce jusqu’au lac, il aurait pu trouver un endroit plus confortable pour aider la vieille femme à faire ses exercices.
L’endroit qu’ils avaient choisi était selon moi absolument incongru.
Alors que je me lavais les dents, je me résolus à partir beaucoup plus tôt qu’à l’accoutumée, trouver à me garer dans une rue adjacente (j’en avais repéré une toute proche) et observer le manège de mes vieux amants du Bois de la Cambre.
Mon bon sens tenta de m’en dissuader et, comme il peinait à trouver des arguments convainquant, mon esprit civique tenta de prendre le relais.
J’allais jouer les voyeuses pour satisfaire une curiosité malsaine.
En effet, quelle lubie me poussait à comprendre ce que ces deux personnes faisaient chaque matin, à la même heure, sur le trottoir situé dans la jonction de ces deux avenues ? Ma vie serait-elle changée si j’en savais plus ? Evidemment que non. C’était une pulsion, identique à celles qui vous poussent à faire une très longue file pour un article très cher (et donc très performant) qui n’améliorera en rien votre existence.
Sans doute demain me demanderais-je avec perplexité comment j’en étais arrivée là, mais pour l’heure, il fallait que le comprenne.
Je me pressai un peu d’habiller ma fille et la remis entre les mains de son père qui avait pris l’habitude de la conduire à l’école puis fonçai dans la cage d’escaliers.
Nous étions à la mi-juillet et beaucoup d’usagers de la route étaient en train de bronzer sur une plage à des milliers de kilomètres de Bruxelles.
Les routes étaient dégagées et la traversée de la ville était désormais une plaisante ballade.
Pourtant, je fonçais comme une malade, pied au plancher, avec la ferme intention de passer le mur du son. Si je voulais avoir la chance de surprendre le ballet des vieux, je devais arriver avant eux.
Je ralliai l’entrée du Bois de la Cambre en moins de vingt minutes, un record tout à fait personnel et, au lieu de prendre Lloyd Georges comme j’avais l’habitude de le faire, je continuai tout droit et fit pivoter ma petite voiture sur l’Avenue Victoria.
J’avais repéré hier soir le plan de la ville sur Internet et avais trouvé le moyen de couper par ici afin d’éviter l’Avenue de Diane où il était impossible de rouler à moins de cinquante à l’heure et certainement pas de s’y arrêter.
Je me garai dès que je pus trouver une place et parcourus le reste de la distance en courant à moitié.
J’avais revêtu un pantalon de toile ce matin et ma course s’en trouvait facilitée. Pour un peu, on aurait pu dire que j’avais tout prévu.
J’aboutis dans l’Avenue de Diane, un peu décoiffée, un peu essoufflée, mais totalement rassurée quant au timing. Ils n’étaient pas encore là.
Je pris appuis sur une barrière un peu rouillée (mon pantalon couleur rouille ne craignait donc rien) et tentai de reprendre mes esprits (pas trop tout de même sinon je serais partie en courant).
Un mouvement de l’autre côté de la rue attira mon regard.
D’un chemin perdu arrivait le couple.
Je les observai émerger lentement de la pénombre dispensée par les arbres.
Ils avançaient majestueusement, dans le plus profond silence, comme les membres d’une procession.
Ils étaient trop loin pour que je voie distinctement leurs traits, mais je l’imaginais autrefois bel homme.
Il était habillé avec élégance et il me rappela les photos que j’avais vues d’Albert Cossery.
Quant à la vieille, Elle arborait une crinière encore fournie – moins blanche cependant que celle de son mari – et tenait ses mains croisées sur son ventre creusé par l’âge et le manque d’appétit.
Autant son mari était d’une élégance surannée, autant ses vêtements étaient décontractés. Elle portait un pantalon et une veste de jogging que j’aurais davantage vus sur une plus jeune personne. Je compris que ce type d’habits était sans doute beaucoup plus simple à enfiler pour une personne invalide. Aux pieds, on lui avait enfilé des baskets de couleur rouge vif qui tranchaient avec le blanc immaculé de son training.
Lorsqu’ils furent sur le trottoir, je les vis mieux.
L’homme devait être son aîné. De loin d’ailleurs. A vue de nez, je lui donnai quatre-vingts ans alors que sa femme devait avoir une bonne décennie de moins.
Ils bifurquèrent lentement vers la droite et longèrent la route comme à chaque fois.
Les automobilistes étaient plus rares que pendant les autres mois et je pus, sans aucun problème, traverser la route et les suivre à quelques pas de distance. Je ne voulais pas donner l’impression de les épier même si c’était exactement mon but.
Je ralentis considérablement le pas pour ne pas les dépasser au mauvais moment. Je fis même mine de relacer mes chaussures alors que je portais bottillons.
Ainsi accroupie, je vis le monsieur élégant arrêter la chaise puis la contourner avec des gestes mesurés.
Lorsqu’il fit de l’autre côté, il croisa mon regard. Je me dérobai, consciente d’avoir subitement rougi. Quand je trouvai le courage de relever les yeux, il avait placé ses mains sous les bras de sa femme.
Je me relevai rapidement et allai à leur rencontre.
Alors que je les dépassais, je l’entendis l’encourager. Manifestement, leur ballet durait depuis de nombreuses années, mais le vieillard lui parlait d’un tel ton qu’on aurait pu croire qu’ils venaient de se rencontrer.
En m’éloignant, je saisis quelques paroles emportées par le vent.
Ce n’est pas grave, ma chérie. Nous réessayerons demain.
J’aurais voulu me retourner et les serrer très fort dans mes bras, mais je savais que j’en serais incapable.
Je n’avais pas pu le faire avec mes parents quand j’avais appris que la maladie les emportait tour à tour, comment aurais-je pu avoir ce contact privilégié avec de parfaits étrangers, quand bien même m’avaient-ils émue aux larmes ?
Je pris le premier embranchement et m’enfonçai dans les bois. Je voulais que la pénombre me recouvre.
Gauthier Hiernaux
www.grandeuretdecadence.wordpress.com