Les vieux amants du Bois de la Cambre, première partie, une nouvelle de Gauthier Hiernaux
Je fais partie de ces gens qui n’aiment pas la routine, quelle qu’elle soit. Il faut toujours que je trouve quelque chose pour rompre la monotonie, même pour une poignée de secondes. Au fil des années, cette habitude est devenue une obsession et je ne pense pas avoir abandonné un jour l’espoir de rendre mon quotidien… et bien… moins quotidien.
D’un jour à l’autre, je change mes horaires et je varie, autant que faire se peut, mon alimentation.
Je ne mets jamais les mêmes vêtements ni les mêmes chaussures, au grand désespoir de mon compagnon qui voit son côté de garde-robe diminuer comme peau de chagrin.
Je suis contente d’être une femme pour avoir la possibilité de changer de coiffure aisément, mais je pense que, si j’étais un homme, je pourrais faire de même avec les poils du visage.
J’ai une demi-douzaine d’itinéraires pour me rendre au travail et je tente de me garer à chaque fois à une place différente.
Au début de ma carrière, j’avais un collègue qui réagissait de manière diamétralement opposée et cela avait tendance à me taper sur les nerfs. Il avait acheté une série de costumes noirs et des chemises bleues parfaitement identiques qu’il mettait tous les jours. Il mangeait les mêmes tartines salami-moutarde tous les midis assis à la même place (dos à la fenêtre de la cantine) en compagnie des mêmes personnes.
Pour moi, il s’agissait d’un monomaniaque. Cependant, j’imagine que je devais l’intriguer tout autant avec mon absence d’habitudes.
J’intriguais également l’homme qui partageait ma vie depuis une dizaine d’années et il avait appris à ne plus me poser de questions.
Cependant, ma vie professionnelle était celle d’une employée classique de bureau et, même si je me refusais de lui donner un rythme abrutissant, je me devais de respecter certaines règles.
Je travaillais pour une grande entreprise pharmaceutique où j’officiais en tant que collaboratrice (c’est-à-dire « secrétaire ») pour un quadragénaire que je ne voyais presque jamais. Il était derrière son bureau de huit à neuf et de dix-sept à dix-neuf (heures à laquelle j’étais partie) et j’avais tout intérêt à être présente le matin pour recevoir mes ordres de travail. Le reste du temps, Monsieur était en réunion ou en déplacement, ce qui incluait également ses repas d’affaire et les quelques rendez-vous privés qu’il me demandait de prendre chez le dentiste ou le coiffeur car son temps libre était limité comme s’il lui avait été dispensé par un avaricieux.
Je connaissais bien ce genre d’individus ; ils se taillaient une carrière pendant dix, quinze ans, au mépris de tout, surtout de leur famille (s’ils en avaient une). Quand ils recevaient les papiers du divorce, ils se demandaient encore pourquoi une telle injustice leur tombait dessus, eux qui sacrifiaient leur vie pour améliorer celle de ceux qu’ils voyaient somme toute beaucoup moins que leurs collègues.
J’avais pitié de ces êtres qui bradaient leur sa vie personnelle au profit du profit.
Personnellement, dès que je le pouvais, je rentrais chez moi profiter de mon compagnon et de ma fille de deux ans et demi. Rien n’aurait pu me détourner d’eux et parfois, j’avais la tentation de penser que j’étais la personne la plus riche de ce monde.
Ma vie était ponctuée de petits bonheurs que je tentais moi-même de créer comme un pointilliste consciencieux.
Un matin, alors que je m’étais levée un peu en retard et que j’avais avalé un petit-déjeuner frugal, je fonçais vers l’entreprise avec le sentiment que j’allais finir par enfoncer le plancher de ma petite voiture si je continuais à agir de la sorte.
Ma route, choisie ce matin parmi mon petit panel, étant barrée par des manifestants, je me résolus à changer d’itinéraire.
Je tournai mon volant et empruntai un autre chemin qui allongeait légèrement la distance, mais qui possédait l’avantage d’être libre de tout élément perturbateur.
Il me fallut deux ou trois kilomètres pour me rendre compte que mon choix par défaut n’avait pas été le bon et que, en prévision de la manifestation qui m’avait déjà arrêtée tout à l’heure, la police bloquait les artères principales, rabattant le trafic vers des routes secondaires qui ne tarderaient pas à être saturées.
Je n’avais dès lors qu’à suivre le flot de voitures et me laisser porter par elles.
La situation était loin de me déplaire ; je découvrirais, avec un peu de chance, d’autres horizons qui pourraient peut-être me ravir.
Tant pis pour Monsieur Mon Patron. Je lui expliquerais la raison de mon retard et regrettais déjà de devoir rester en soirée pour réussir à concilier nos horaires.
Après une multitude de circonvolutions aberrantes, nous fûmes détournés vers le bois.
Je n’empruntais jamais cette route car elle m’éloignait considérablement de ma destination et je me demandais en poursuivant mon chemin comment je pourrais faire la jonction.
Je n’avais pas cette partie de la ville en tête et regrettais de ne pas m’être laissée tenter par le GPS que mon compagnon, avait proposé de m’offrir pour Noël.
Je profitai d’un arrêt devant un feu rouge pour farfouiller dans mon vide-poche à la recherche d’un plan. Alors que mes doigts allaient à la rencontre de dizaines de trucs inutiles pour l’heure, je me rappelai l’avoir prêté à une nouvelle collègue fraîchement débarquée d’Espagne et totalement paumée dans notre belle capitale.
Un début de panique montait doucement en moi et je fus tentée de me faire porter pâle au bureau. Malheureusement, l’autre homme de mon autre vie comptait sur moi pour gérer sa vie et je ne pouvais ouvertement me dérober au risque de voir sa carrière éclater comme une bulle de savon.
En passant devant cette belle abbaye reconvertie en école supérieure des arts visuels, je me dis que je tenais peut-être ma chance de passer par cette route boisée fort agréable pendant les beaux jours.
On m’en avait parlé, mais je ne l’avais jamais empruntée car, pour la rejoindre, je devais traverser la moitié de Bruxelles.
Dans ce cas d’espèce, comme je l’avais déjà traversée, cette option était désormais envisageable.
D’un coup de volant, je m’engageai sur la file de droite et longeai une avenue qui portait le nom d’un Premier ministre britannique puis aboutis à un rond point qui me donnait accès au bois.
L’endroit était fort agréable, même en cette saison, mais je doutais qu’il puisse s’ajouter à mes parcours préférentiels. Alors que je suivais une vieille Volvo un peu poussive, j’eus le temps de repérer quelques trouées qui permettaient aux piétons de rentrer dans le cœur des bois et de s’y perdre. Sans doute viendrais-je me promener ici avec mes deux amours pendant les beaux jours.
Je me rappelai à l’ordre. Ma distraction au coulant m’avait déjà valu un ou deux accrochages (en tort) et quelques frayeurs (à raison) et je constatais que cela ne m’avait pas servi de leçon.
Il n’y avait que lorsque ma fille était assise dans sa chaise bébé à l’arrière que je gardais les yeux braqués sur la route.
Je devais faire comme si mon enfant était mon passager, en n’importe quelle circonstance.
Mais comme je prenais cette décision, j’aboutissais à un gigantesque étang dont la vue m’émerveilla.
En cette saison encore hivernale, l’endroit était naturellement désert de promeneurs. Je me doutais qu’il était littéralement envahi lorsque le soleil pointait le bout de son nez.
Je pouvais m’imaginer les barques voguant paresseusement au fil de l’eau et les enfants descendre les pentes juchés sur leur vélo.
Pour l’heure, dans le minable éclairage dispensé par les réverbères, j’apercevais au loin un couple de personnes âgées venir à ma rencontre sur le trottoir d’en face, lui poussant une chaise roulante dans laquelle elle était dignement assise.
J’eus le temps de les voir s’arrêter sur le chemin et je les dépassai comme le vieillard contournait la chaise et tendait les bras.
Je pilai de justesse, manquant de peu le pare-choc du conducteur qui me précédait. Echaudée, je levai le pied et m’enjoignis de me focaliser sur la route, ce que je réussis à faire jusqu’aux feux de signalisations qui délimitaient la sortie du domaine.
La bonne humeur commença à me gagner quand je compris que je ne m’étais pas fourvoyée lorsque je vis les panneaux qui annonçaient l’autoroute. Je traversais une large étendue forestière où il n’était pas question de dépasser les cinquante à l’heure et je me demandais où ce chemin allait me faire déboucher.
J’eus la surprise d’aboutir sur le périphérique que, nous, les Belges, appelons « Ring » en constatant que, somme toute, je n’avais que vingt minutes de retard sur l’horaire.
Ma journée commençait plutôt bien.
Je m’en étais mise plein les yeux. (...) La suite ? Demain...
Gauhtier Hiernaux
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