Nouvelle n°3
666 et Point Final
Les courants religieux s’étaient effondrés les uns après les autres. Les églises, les mosquées, les temples… Tous, sous les bombes ou léchés par les lance-flammes, avaient été détruits par les grenouilles de bénitier et les dévots eux-mêmes. Des guerres civiles avaient éclaté dans chaque pays, chaque ville. 747 et paquebots de croisière s’étaient mis à jouer aux autos-scooters, offrant des explosions de métal et de livres de chair en plein ciel et sur les immensités bleues, plus si bleues. Entre parenthèses, une aubaine pour les squales… Fleuves et rivières, pareillement, coulaient rouge, et même le Mannequin-pis urinait du sang. Big Ben, au bout de ses aiguilles désormais fixes, portait, empalés, les corps en décomposition avancée de deux éphèbes. La tour Eiffel s’était parée d’intestins et de viscères, comme un arbre de Noël morbide. La Maison Blanche ressemblait à la maquette d’un Batman de Tim Burton. Gothique. Suintante. Effrayante. Avec corbeaux et épouvantails tout autour.
On en était là : les hommes étaient devenus fous. S’ils ne l’avaient pas toujours été, en y réfléchissant bien… Des mères jetaient même leurs bébés par les fenêtres ! Ou les rangeaient dans le réfrigérateur familial, à côté des crèmes glacés et des bâtonnets de poisson surgelés.
Folie. Pure folie.
∞ 666 ∞
An 2022.
On racontait dans la presse clandestine que, peut-être, tout avait débuté avec la première centrale nucléaire, en 1951. Que tout s’était accéléré, insidieusement, avec l’explosion de la centrale de Tchernobyl, en 1986. Que le coup de grâce avait été porté suite au drame survenu à Fukushima, début 2011. On racontait que les émanations toxiques, l’eau et les produits de la terre contaminés avaient, peu à peu, réveillé le cerveau reptilien des humains. En effet, la violence, de plus en plus, s’était acharnée à déferler dans les rues comme un tsunami, submergeant policiers et militaires, eux-mêmes changés en véritables Conan the barbarian.
Les « moins fous des fous », eux, se mirent à accuser le diable. Bien mal leur en pris… Il n’en fallut pas plus pour que les bûchers retrouvassent leur place dans le monde moderne. De même que de nouveaux jeux du cirque où le « petit peuple » jeta en pâture aux fauves lesdits « grands » du monde. D’Obama à Sarkozy, tous passèrent sous les griffes et les crocs. Les Républiques et les Royaumes disparurent ainsi, progressivement, sous les acclamations des foules déguenillées, et les bravos hystériques. L’humanité avait entamé son retour irrémédiable vers le passé.
∞ 666 ∞
Alors que tout n’était plus que chaos et désordre, Lucifer décida qu’il était temps pour lui de remonter à la surface. Comment les quelques milliers de survivants restés sur Terre pourraient lui barrer la route, cette fois ? En offrant Internet au monde, il avait déjà gagné une première bataille, quelques décennies plus tôt. Les gens restaient chez eux, faisaient leurs courses sur la toile. Cet enfermement, peu à peu, réveilla et renforça leur idée de l’insécurité. Et la xénophobie de certains… L’amitié, l’amour, ne se faisaient plus qu’à distance. De peur du SIDA, on échangeait désormais photos et vidéos sex via Facebook… Malin, Lucifer inventa aussi le téléchargement illégal. Une réussite ! L’industrie du disque s’effondra, puis le cinéma, la vidéo, la presse… Le chômage, nécessairement, ne cessa d’accroître sa toile alors que les métiers disparaissaient les uns après les autres.
Et la violence, et l’insécurité, s’accrurent elles aussi, nécessairement.
Quel régal, pour Lucifer ! Lui dont la plus grande astuce avait été de faire croire aux gens qu’il n’existait pas alors qu’il était… partout.
Vraiment partout.
De sa prison souterraine, se concentrant, il empoisonnait l’esprit de la race humaine…
∞ 666 ∞
Les derniers gardiens de la foi étaient tombés. Tous. Les humains ne les priant plus, ils n’étaient plus les magnifiques immortels qu’ils avaient toujours été. Aussi, leurs plumes perdirent leur éclat et leurs pouvoirs disparurent. Ils n’étaient plus qu’hommes.
∞ 666 ∞
Retirant son trident du dos de son dernier frère ailé, Lucifer regagna enfin la surface.
Il n’avait plus rien à faire. Ou presque… Les humains s’étaient déjà entretués. Quant aux derniers rescapés qui lui refusèrent leur âme, il les fit se consumer.
∞ 666 ∞
Lucifer acheva son voyage au Vatican où, après avoir pris soin d’éliminer Benoît XVI en tout dernier, une petite voix, montant de derrière l’autel de la basilique Saint-Pierre, vint le défier.
– Je n’ai pas peur de vous ! cria une jeune fille, s’efforçant, vainement, de cacher sa terreur.
– Il est donc encore quelqu’un en vie, ici ? récita Lucifer, théâtralement. Crois-tu encore que Dieu existe ? Ne crois-tu pas qu’il aurait pu vous sauver ? Misérables insectes… Vous me faites tous rire à m’accuser de tous les maux alors que c’est VOUS, les véritables démons, sur cette Terre ! Vous ne méritiez pas d’être ses favoris. Vous ne méritiez pas la protection de mes saloperies de frères. Vous ne méritiez… En fait, vous ne méritiez rien du tout. Sinon brûler dans les flammes.
Lucifer contourna l’autel et regarda la jeune fille avec un faux air de compassion. Il esquissa un demi-sourire, certes cruel mais… diablement séducteur.
– Pauvre petite conne… Tu peux t’accrocher à ton Dieu tant que tu veux ; il t’a abandonnée. Il vous a TOUS abandonnés ! Dis que tu me donnes ton âme et je te le promets, tu n’auras pas à souffrir quand j’installerai le dernier brasier. Tu seras ma Lilith.
– Jamais ! Je préfère mourir, démon !
– Alors meurs donc, stupide singe !
Lucifer referma promptement sa main, comme s’il voulait attraper une mouche. Un bruit d’os brisé déchira le silence de la basilique. La nuque de la jeune fille s’était rompue. Elle s’effondra, les yeux écarquillés, serrant un chapelet dans une main.
– Y a-t-il quelqu’un d’autre ? tonna Lucifer. Non ? Personne ? Ah ! Suis-je bête… J’ai déjà tué tout le monde, c’est vrai.
– Oui, tout le monde, confirma une voix très étrangement calme dans son dos. Tout le monde sauf moi.
– Qui se permet ? s’écria Lucifer en faisant volte-face.
– Mais moi, répondit Dieu.
Lucifer recula, pas effrayé mais inquiet.
– Tu te manifestes enfin, maintenant que tout le monde est mort ? Quel père es-tu, dis-moi ? Tu m’as laissé détruire toute vie sur Terre. Tu aurais pu les sauver, non ? Mais j’ai gagné… J’ai enfin gagné.
– Et tu as gagné quoi, Lucifer ? Un Royaume de solitude ? Les hommes, je ne pouvais plus les sauver ; tu les avais déjà tous ramenés à leurs instincts les plus vils. Ils auraient fini par faire exploser la planète ! Je n’avais plus que ça à faire, te laisser les détruire par les flammes, comme un jour j’ai moi-même provoqué le Déluge, noyant toute vie sous les vagues. Et te voilà seul…
– Quoi ? Tu prétends m’avoir piégé, vieux bouc ?
– Tu étais tellement beau, Lucifer… Mais comme tu es con, mon pauvre ! Tu vois, moi aussi je peux m’exprimer comme toi ! Les hommes, vois-tu, étaient ma boîte de Pandore pour toi, Lucifer. C’était le seul moyen de me débarrasser de toi.
– Cela ne veut strictement rien dire ! aboya Lucifer.
– Maintenant, dis-moi, reprit Dieu, la solitude du mal est-elle la même que la solitude du bien ? Je te laisse la Terre. Ton Royaume pour quelques jours encore. Un Royaume sans sujets. Et sais-tu ce qu’il arrive aux anges, puisque tu restes un ange, quoique déchu, Lucifer ? Quand plus personne ne croit en eux, souviens-toi, ils disparaissent. Et tu vas disparaître.
– Non, c’est impossible, je ne peux pas avoir omis cela dans mes plans !… C’est impossible ! Tu mens !
– Adieu Lucifer. Surtout, profite bien de tes dernières heures à vivre dans ton… pays des merveilles.
Et Dieu s’effaça comme un voile de brume.
∞ 666 ∞
À l’entrée de la basilique, Lucifer regarda la place Saint-Pierre jonchée de cadavres encore fumants. Innombrables. Puants. Partout, sur Terre, c’était le même spectacle horrifique. Le ciel hésitait entre le pourpre et le gris. Lucifer était seul.
Quelques jours plus tard, celui qui avait été le plus beau des anges se ratatina comme une plante pourrie. Et il tomba en poussière.
L’humanité avait disparu.
Le mal avait disparu.
Dieu hésita quelques secondes entre tout refaire et tout détruire…
Il claqua des doigts et l’univers entier explosa, l’emportant dans le vide absolu.
La paix, enfin…