Trio... Une nouvelle d'Anne Renault... Deuxième partie !
TRIO, suite...
Marie envisagea avec une sensation de grand malaise l'éventualité d'une crise de larmes. Mais Sarah reprit, plus calmement:
- Pardon, dit-elle, voilà, je vous explique. J'ai une amie, Carine, ma meilleure amie en fait, on peut dire que nous sommes très proches. Elle est malade depuis quelque temps déjà, et hospitalisée. C'est moi qui m'occupe d'elle. Une autre femme seule, eh oui... Je vais la voir tous les soirs en sortant du travail, je prends soin de sa maison, je lui relève son courrier, je tâche de la réconforter aussi. Ce n'est pas toujours facile... On m'a appelée ce matin, de l'hôpital, il est impératif que je lui apporte des vêtements aujourd'hui. C'est pour cela que je dois me rendre chez elle, et après à l'hôpital. Alors, vous pensez, quand j'ai vu que je n'y arriverais pas, j'ai paniqué, vous êtes ma dernière chance.
Marie pensa que tout cela était un peu exagéré, Sarah semblait exaltée. Mais enfin, elle pouvait comprendre, l'amie malade, gravement peut-être, la fatigue de la semaine, et puis se heurter à cette impossibilité de transport, le froid, la pluie, les déplacements inutiles dans la ville, on pouvait imaginer de l'angoisse, comme si le monde s'était ligué contre elle pour l'empêcher de rejoindre Carine, de l'aider.
D'un ton apaisant, elle dit:
- Ne vous inquiétez pas, Sarah. Moi, je m'appelle Marie, et quel hasard, n'est-ce pas, je suis seule aussi et tout à fait libre de mon temps, ce soir. Dites-moi où vous voulez aller et, après, je vous conduirai à l'hôpital.
Et à énoncer ces simples mots, à se trouver ainsi près d'une inconnue, à qui elle était en mesure de rendre un service apparemment important, Marie sentit une chape de douceur, légère et chaude, l'envelopper tout entière. Comme un apaisement, la mise en place d'énergies vacantes et, elle s'en rendait compte maintenant, plutôt lourdes à porter. Des paroles montèrent à ses lèvres, qu'elle retint de justesse: « Savez-vous que c'est moi qui vous suis redevable ? Cela me fait du bien, vraiment, de pouvoir vous aider ». Mais dire cela, c'était trop... personnel. Eh puis, elles n'étaient pas là pour se faire part de leurs états d'âme.
- Indiquez-moi le chemin et allons chez Carine, dit-elle.
La voiture repartit, roula quelque temps dans des rues calmes, loin du trafic du centre.
- C'est ici, dit Sarah.
Un immeuble jaune, banal. Marie se gara en face de l'entrée, sur le parking d'une petite supérette, qui flamboyait dans la nuit. Des gens entraient et sortaient, chargés de paquets, de sacs garnis de provision pour le week-end. Chacun allait vers son refuge, sa cage, son nid. Presque tous se retrouveraient en famille, tourneraient le dos à la froide nuit de Novembre, feraient les préparatifs d'un repas plus détendu, sans la perspective d'un lever trop matinal, le lendemain.
Marie éprouva vivement le caractère improbable de sa situation, être là, assise dans sa voiture, à attendre une inconnue, qui devait rejoindre une autre inconnue, et qui plus est, dans un hôpital. Lui échappaient aussi la cause de l'agitation de Sarah, ainsi que du caractère urgent de sa mission. N'importe, elle se sentait bien, on avait besoin d'elle, pour un temps elle échappait à la redoutable solitude, et, qui sait, cette rencontre pourrait avoir des suites, une amitié, au moins une relation, peut-être... Elle se morigéna immédiatement. Ne rien attendre, prendre ce qui est bon, et surtout ne rien attendre, ne rien imaginer. Mais c'était difficile...
Sarah ressortit de l'immeuble, un grand sac à la main et s'engouffra rapidement dans la voiture dont Marie lui avait ouvert la portière.
- Merci, dit-elle, j'ai essayé d'aller vite pour ne pas vous faire attendre. Et puis - elle se tourna vers Marie - vous êtes vraiment tout à fait sûre que cela ne vous dérange pas de m'emmener à si loinl ? Vous pouvez peut-être me laisser simplement à la gare, il est bien possible qu'il y ait des taxis, maintenant.
Il était vrai que l'hôpital était très excentré, il faudrait bien une vingtaine de minutes pour l'atteindre.
- Je vous ai dit que j'avais tout mon temps, et c'est beaucoup plus commode que je vous emmène. Votre taxi, ce soir, ce sera moi.
Marie avait voulu mettre un peu de légèreté, voire de gaîté dans sa réponse, mais Sarah n'y fit pas écho.
- Encore merci, se borna-t-elle à dire, vous me rendez vraiment un très grand service.
Puis elle se tut.
Marie glissa un regard vers elle. Certes, elle ne distinguait presque rien de la femme assise à côté d'elle, mais elle aperçut son profil et, à la tension des mâchoires, à une immobilité qui confinait à la raideur, ainsi qu'à la courbure du dos, le cou rentré dans les épaules dans une position défensive, elle devina une tension écrasante.
Elles roulaient maintenant sur le grand boulevard qui traversait toute la ville, du Nord au Sud et elles avaient retrouvé une circulation dense. Les feux mal coordonnés les ralentissaient. Encore beaucoup de monde sur les trottoirs. La pluie avait tout à fait cessé, mais les arbres noirs éparpillaient des gouttes, agités par un petit vent acide, désagréable.
Bientôt, elles distinguèrent l'énorme masse carrée et trapue de l'hôpital, avec, sur sa terrasse, des feux clignotants pour l'atterrissage des hélicoptères. La route s'élargissait, elles furent doublées en trombe par une voiture du SAMU, qui se précipita vers l'entrée des urgences, gyrophare flamboyant.
Sarah demeurait silencieuse, Marie eut l'impression que l'angoisse de l'autre femme avait encore augmenté. Elle la sentait fortement présente, à des signes infimes, le corps près d'elle qui semblait s'être replié, les mains qui s'étaient resserrées sur les brides du sac. Elle-même commençait à en éprouver les effets, le bien-être de tout à l'heure, le plaisir du service rendu avaient disparu. Pourtant elles touchaient au but, Sarah allait pouvoir rejoindre son amie, lui apporter ce dont elle avait besoin.
« Peut-être est-elle très malade », se dit Marie, s'apercevant à cet instant qu'elle n'avait posé aucune question à ce sujet, ne voulant pas assombrir l'atmosphère de cette rencontre inespérée. De plus, un problème se posait : allait-elle demander à Sarah si elle souhaitait qu'elle l'attende? Et si celle-ci refusait, comment ferait-elle pour rentrer en ville ? De toute évidence, Marie se devait de la ramener. Mais c'était engager un peu plus avant leur relation, et, depuis qu'elles étaient reparties, Sarah, par son silence, n'avait rien fait pour aller dans ce sens. Marie préféra attendre qu'elles se séparent pour voir comment les choses allaient tourner.
- Si je vous dépose à l'entrée principale des visiteurs, cela vous convient-il ? demanda-t-elle, je pense que c'est le plus court chemin pour atteindre n'importe quel service.
- Tout à fait. C'est donc là que nous allons nous séparer. Je vous remercie encore infiniment de ce que vous avez fait pour moi ce soir.
Marie attendit la suite. La voiture était maintenant à quelques mètres du grand porche de l'hôpital. La lumière blanche qui en émanait ruisselait sur le terre-plein qui y menait, comme une coulée de lait. A l'intérieur, on devinait des allées et venues incessantes. Des infirmières, des soignants sortaient, par petits groupes, riant, discutant.
Marie avait laissé le moteur allumé, afin de ne pas paraître attendre de Sarah des remerciements supplémentaires, et pour ne pas la retarder. Aussi fut-elle surprise de la voir, au lieu de quitter la voiture, se tourner vers elle.
Un temps de silence, suspendu. Sarah baissa la tête, puis la releva après une profonde inspiration, regardant maintenant Marie bien en face.
- Je ne vous ai pas dit de quoi il s'agit vraiment, murmura-t-elle d'une voix sourde. Voilà, dans ce sac, il y a des vêtements, mais aussi des sous-vêtements, et des chaussures, un collier aussi. Ce n'est pas pour une sortie, non... C'est sa tenue pour la mise en bière. Carine est morte ce matin, à cinq heures.
Elle pivota rapidement et quitta la voiture, laissant Marie sans voix. Sur le siège du passager, un rectangle blanc se détachait dans l'obscurité. Une des lettres, oubliée...
Anne Renault
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