Une approche pédagogique du conte, une étude passionnante proposée par Jean-Michel Bernos
Une approche pédagogique du conte
Un peu comme Anne-Marie Jarret-Musso qui écrit des histoires à lire à voix haute (le bonheur est dans le conte), je me suis essayé depuis longtemps au conte traditionnel. On réalise en écrivant, que la structure du texte devrait suivre une logique et une construction qui nécessitent de respecter l’esprit même du conte.
Quand j’ai terminé le récit (intégré dans mon ouvrage Merci Monsieur Leacock) j’ai senti qu’il fallait clarifier cette méthode. C’est sans doute au sens « technique », la partie la plus intéressante du conte.
Comme cette « explication » n’a pas été « ajoutée » dans le livre (en cours de référencement chez Chloé des Lys), j’ai pensé intéressant de partager avec vous ce passage. Il figure donc à la fin du récit présenté ici :
LES MELONS DES COLLINES
Antoine était un agriculteur des collines, un homme de la terre. Son unique champ dans les restanques, bien plat et régulier, recevait toute l’année un généreux ensoleillement. Il était fait d’une terre brune dont les mottes se brisaient facilement sous la pression des doigts.
Pour atteindre son lopin de terre, Antoine devait longuement gravir le difficile chemin caillouteux.
Antoine était un éleveur de melons. Il ne les faisait ni pousser, ni grandir en sucre et en couleur, car l’eau et le soleil se chargeaient de cette tâche, mais il les caressait de sa binette, leur choisissait un lit de feuilles généreuses, les berçait de ses mains rudes de travailleur. Antoine était un éleveur de melons.
Son père, en quittant ce monde, lui avait légué un cheval vigoureux et la charrette au réservoir de fer blanc qu’il avait construit de ses propres mains. Ainsi, notre ami des fruits orangés pouvait-il chaque jour leur apporter un peu d’eau.
Ce travail, Antoine l’accomplissait au prix d’un gros labeur tout le printemps et durant le début de l’été. Il ne s’en plaignait jamais et aurait pu continuer longtemps. Il se satisfaisait de beaux fruits gonflés de jus sucré, appréciés de tous sous l'appellation de « melons des collines ».
Pourtant le hasard devait venir troubler ce délicat équilibre.
Martin, du village, dénommé le cérébral, vint un jour à croiser le chemin d'Antoine. On le nommait ainsi depuis le temps de l'école communale parce qu'il cassait toujours les pieds de ses camarades par ses élucubrations et inventions.
Antoine l'appréciait bien, mais ne l'avait pas revu depuis un petit moment. Ils devaient se croiser sur ce chemin étroit des collines ; Antoine montant de l'eau, Martin descendant avec son âne chargé de planches et de madriers.
Il lui était venu, à ce fada de Martin, l'idée saugrenue de construire des charpentes. Ce sont ces entremêlements de poutres qui servent à soutenir les tuiles couvrant les toits de nos maisons.
Allez savoir pourquoi ? Martin, qui d'ordinaire soignait ses oliviers (vous avez remarqué, on ne dit pas « élever des oliviers ! »), s'était aperçu en regardant le ciel, allongé dans l'herbe les jours de pluie, qu'il arrivait qu'on se mouille. Animé d'une soudaine frénésie, il avait alors songé à construire des toits partout où les villageois auraient besoin de ses services.
Ses anciens camarades imaginaient que, de cette façon, ses divagations serviraient enfin à quelque chose.
Martin avait échangé son champ d'olivier contre l'âne du Père Michel, sans trop se poser de questions quant à la valeur de l'un et de l'autre. Lorsque nous faisons du troc, nous cherchons surtout à échanger quelque chose qui nous lasse, contre quelque chose qui à nos yeux trouve grâce.
Le Père Michel pouvait enfin s'allonger dans l'herbe entre les oliviers et regarder le ciel, tandis que Martin nanti d'une fière bête à bât pourrait construire des toitures, ramenant de la scierie derrière la colline, des planches et des madriers.
Antoine montait donc de l'eau pendant que Martin descendait des billots… des billots de bois, des planches et des madriers.
Suivez-vous les enfants ? Il y a beaucoup de monde à ce point de notre histoire.
Bon ! Antoine élève des melons, Martin qui soignait des oliviers a été remplacé par le Père Michel. Le Père Michel, en échange du champ d'oliviers a donné un âne à Martin ! L'âne ne s'appelle pas Martin, il se nomme Anselme ! Quant au cheval d'Antoine, tout le monde l'appelle « Monsieur ».
Et Martin que fait-t-il maintenant ? Non, il ne bâtit pas des toitures, mais construit des charpentes. Vous vous souvenez, c'est ce qui soutient la toiture, pour éviter que la pluie ne nous tombe dans les yeux.
Antoine, s'étonnant d'une si grosse charge sur le dos de l'âne, le fit remarquer à Martin. Martin finit par l'entendre, ce qui les amena à dialoguer au sujet de leurs différents gagne-pain. C'est-à-dire qu'ils eurent une conversation. Elle se transforma vite en pourparlers puis en tractations et finit à travers une négociation, par une entente.
Ce sont des mots un peu compliqués qu'utilisent les adultes afin de dire qu'ils sont d'accord pour faire du troc. Vous souvenez-vous ? Échanger quelque chose qui ne nous convient plus, pour quelque chose qui nous convient mieux.
Martin descendit vers le village avec Monsieur… Le cheval, chargé de planches et de madriers, suivi par Antoine qui avait attelé la charrette du réservoir au dos de l'âne Anselme, laissant au préalable s'écouler l'eau dans les vignes des coteaux.
L'attitude d'Antoine vous paraîtra sans doute étrange si je ne vous racontais ce que ce troc comprenait :
Vous vous souvenez certainement du surnom de Martin à l'école. On l'appelait « le cérébral » ce qui veut dire que son cerveau était toujours l'objet d'une réflexion, d'une nouvelle idée ou de quelque invention.
Au village demeurait et travaillait un autre larron devenu menuisier. Bon garçon, très travailleur, Bastien avait fait le tour de France. C'est un parcours fort réputé pour apprendre un métier et devenir un jour ce que l'on appelle un « Compagnon du Devoir ». Un excellent ouvrier, parmi les meilleurs du pays.
Pour devenir ce très bon menuisier Bastien avait construit « son ouvrage ». Une pièce qu'on réalise sous la direction d'un tuteur – un autre très bon ouvrier – pour montrer qu'on est capable de réaliser de belles et solides choses.
Ainsi Bastien avait construit une roue à aube, comme celles que l'on voit sur les moulins utilisant la force des rivières pour moudre le blé. Mais celle-là avait ceci de particulier que le mouvement rotatif vertical était transformé par l'intermédiaire d'un couple conique, en mouvement latéral.
Martin connaissant l'existence d'un torrent souterrain dans la colline, avait imaginé qu'en récupérant l'eau dans les petits godets de la roue à aube, il serait facile pour Antoine d'arroser son champ de melons.
Anselme… l'âne se chargerait de ce travail. Tournant au-dessus du torrent dans un mouvement circulaire, il entraînerait la première roue, qui à son tour ferait remonter l'eau vers une rigole en amont, c'est-à-dire plus haut que le champ de melons.
Ingénieux ce Martin ! Il suffisait de convaincre Bastien de céder sa roue à aube qui, elle aussi, servirait enfin à quelque chose.
Antoine possédait un âne et une citerne. Que pouvait-il proposer à Bastien pour sa roue à aube ? Sans âne, plus de mouvement de la roue, plus d'eau pour arroser les melons et l'âne n'avait pas assez de force pour entraîner la citerne pleine d'eau vers les hauteurs.
Martin le cérébral avait pensé à tout !
Le Père Michel aurait bien aimé récupérer une citerne pour conserver l'eau qui tombait sur ses oliviers. Elle lui servirait à les arroser les années où il pleut moins. La charrette serait bien utile pour transporter davantage de bois pour les charpentes. Elle serait donc profitable à Martin ainsi récompensé de ses bonnes idées.
Comment payer la roue à aube de Bastien ? Martin avait suggéré à Antoine de la lui troquer… contre des melons.
Antoine, à la faveur d'une eau abondante, serait en mesure d'élever bien davantage de melons sucrés et juteux. Mais il en faudrait beaucoup pour payer une roue à aube avec un mécanisme de couple conique. Martin s'était engagé à les transporter avec Monsieur et la charrette. Il ne restait plus qu'à convaincre Bastien le menuisier.
Oh bonheur ! Bastien aimait énormément la confiture de melons. Il accepta le marché.
L'histoire ne raconte pas encore comment Bastien, dont la cave était remplie de pots de confiture de melons, décida de les transformer en bonbons. Bonbons pour lesquels il conçut une très jolie boîte en bois poli. Il m'en a offert quelques-uns et vous pourrez les savourer à la fin de cette histoire.
Ce que le conte nous dit aujourd'hui, c'est que tout le monde fut ravi : Le Père Michel avec son réservoir de fer blanc dans son champ d'oliviers, Martin avec Monsieur, le cheval et sa charrette, Bastien le menuisier avec sa nouvelle production de bonbons servis dans les boîtes de bois poli.
Antoine finit par s'installer définitivement dans ses coteaux avec l'âne Anselme. Il y éleva des melons des collines au-delà de ce que son petit champ plat et régulier pouvait produire.
Ce que l'histoire nous enseigne aussi, c'est que le troc est l'occasion d'échanger quelque chose qui nous sert mal par quelque chose qui nous emballe ! Quelque chose qui non seulement nous plaît davantage, mais qui nous aide d'une façon bien plus sage.
Apprenez aussi que l'intelligence peut transformer la puissance d'un travail de cheval par le paisible ouvrage de l'âne.
Analyse pédagogique
L'époque de l'histoire : Elle peut se situer entre la fin du XIXème et le début du XXème siècle, jusque dans les années cinquante.
Le lieu où se déroule l'histoire : Le Sud de la France. Certaines expressions la placent en Provence, sans jamais le dire, afin de développer le sens de la déduction.
Les personnages de l’histoire : Le personnage principal est un fruit, le melon ; mais pour lui donner plus de caractère, le conte situe son origine dans les collines. Ce sont elles qui sont le second élément de cette histoire. Les hommes ne sont pas le centre du récit. Il y a des animaux, des objets très spéciaux et particuliers : une citerne, une roue à aube, une boîte de bois poli, afin de fixer l'attention sur un aspect hors du commun. A l'image de ce que doit être un conte : un récit merveilleux.
L’intrigue : Une progressive avancée vers une solution idéale à tous les problèmes soulevés par cette histoire. On découvre peu à peu les lieux et les personnages, leur donnant à tous, par leurs particularités, une importance de même valeur. Chaque enfant peut se sentir plus proche de l'un ou de l'autre personnage. Le fil conducteur nous dévoile cependant que l'objectif premier est la culture d'un excellent melon par des moyens qui mettent en œuvre l'ingéniosité humaine.
Les Lecteurs ciblés : Ils sont de trois ordres, selon trois degrés :
Les enfants de cinq à dix ans : le premier degré : une histoire avec un maximum de mots simples et de phrases courtes, un sujet, un développement progressif, une fin heureuse. Des expressions et des mots répétés pour être retenus. Des explications à leur niveau pour les aider à comprendre des notions un peu complexes : L'arrosage des cultures, la nécessité des toits sur les maisons, la transformation des fruits en confiture ou en bonbons.
Les adolescents : Le plaisir de découvrir un deuxième degré, avec des notions à leur niveau de compréhension. Le bienfait du travail, le plaisir du repos ou de l'inactivité momentanée. Quelques expressions amusantes utilisant des mots de leur vocabulaire. Des notions fortes un peu inhabituelles, donc mémorisables : le troc, la mécanique ; d'autres plus courantes : la productivité, la nature belle ou domptée. Pour les plus vifs quelques visions plus motivantes : L'honnêteté, le tour de France des Compagnons du Devoir.
Les adultes : Pour le troisième degré. Celui précisément d'un conte avec une morale, donc un développement qui amène une réflexion puissante, dans laquelle, la citation finale prend tout son sens. Un travail de cheval : l'ouvrage d'un personnage dur à la tâche qui poursuit son objectif sans forcément réfléchir. Le paisible ouvrage de l’âne : celui d'un individu qui manque peut être de culture, mais qui avance avec ingéniosité, accomplissant davantage et de meilleure manière.
Par ailleurs, le cheval et l'âne sont des amis de l'homme utiles à celui-ci, véhiculant une image commune dans de nombreuses expressions. "Un tempérament de cheval, un travail de cheval, bourru comme un cheval" (ou une jument). Le cheval symbolise aussi bien la force, que l'âpreté au travail, l'endurance, l’élégance ou une forme de bourgeoisie, de même que l'appel de la terre.
L'Âne est un petit animal sympathique, on le retrouve dans les contes de Daudet comme dans les histoires et légendes de nombreuses contrées. Il est souvent associé à une certaine forme de naïveté : "bête comme un âne", "tu es un âne", ou un imbécile. On ne lui prête donc pas une grande intelligence, mais parfois on le trouve farceur ou astucieux.
Dans cette morale, il est évident que le cheval, dans l'expression "travail de cheval", montre une force sans réflexion. Dans la phrase "paisible ouvrage de l'âne» on dénote une attitude de labeur mesuré, continu ainsi qu'efficace. Alors que l'intelligence du cheval aurait pu supplanter la bêtise de l'âne. C'est cette mise en opposition qui crée la portée de l'expression, en suggérant au-delà d'une simple lecture, la méditation qui fixe la mémoire.
La Méthode : La progression lente et la répétition de notions que l'on souhaite mettre en avant. L'explication volontairement simple des gestes et des mécanismes mis en œuvre. La demande de participation des enfants à certains points choisis de l'histoire. Ceci afin de sceller dans la mémoire les différents personnages, leurs différentes activités, ou changements d'activités. Il peut être possible à tout moment de vérifier l'attention en demandant aux enfants à qui appartient tel animal ou objet. La technique de reformulation positive est un outil pédagogique utilisé pour s'assurer que ce qui est dit est compris et mémorisé. Dans la plupart des cas, si les enfants ne sont pas totalement capables de rapporter la totalité de l'histoire à un adulte ; il est en revanche peu probable qu'ils se trompent dans les attributions et objectifs de chaque personnage.
La notion la plus importante pour eux dans ce conte sera celle du "troc". Il est vraisemblable que même sans comprendre réellement la morale de l'histoire, ils s'aperçoivent d'eux-mêmes, qu'il vaut mieux un outil adapté, qu'un travail de force inutile.
Jean-Michel BERNOS
jeanmichelbernos.over-blog.fr