Ys l'engloutie, la suite du feuilleton de Didier Fond

Publié le par christine brunet /aloys

Ys l'engloutie, la suite du feuilleton de Didier Fond

YS L’ENGLOUTIE

Deuxième partie

« Une nuit, n’en pouvant plus, elle entra dans sa chambre et se jeta sur lui. Il la laissa complaisamment l’embrasser, le caresser, puis stoppa les ébats au moment même où Ahès pensait connaître le comble du plaisir. « Tu crois avoir atteint le sommet de la perversion, lui dit-il, mais tes jeux puérils ne sont qu’amusements de petite fille. Tu ne m’intéresseras que le jour où tu commettras vraiment quelque chose de plus grand que ce Mal là. » Et il la mit rudement à la porte.

Cela dura encore quelque temps. Ahès avait perdu tout ce qui pouvait lui rester des quelques lambeaux de sa dignité. Le refus de l’étranger de se livrer à elle la rendait folle, surtout qu’il lui répétait toujours les mêmes paroles : « Trouve autre chose pour m’intéresser. Tes cloaques sont quelconques et tu n’as même pas la saveur de l’eau claire. » Alors un matin, elle abdiqua : « Que veux-tu de moi ? » demanda-t-elle. L’étranger la regarda fixement. Elle était maintenant prête à lui obéir. « Donne-moi ta ville, lui répondit-il. Et je t’aimerai comme tu n’as jamais été aimée. » Elle ne comprit pas d’abord ce qu’il voulait dire. Il précisa : « Je veux comme preuve d’amour la perte d’Ys : vole la clef des écluses à ton père, ouvre les portes. Je serai alors à toi, rien qu’à toi. »

Cette exigence monstrueuse laissa d’abord Ahès sans voix. Elle se mit à trembler. « Non, bégaya-t-elle enfin, non, tu ne peux pas me demander ça. Tout mais pas ça. » « Et c’est pourtant ça que je veux », rétorqua-t-il. L’horreur donna enfin à la Princesse l’intelligence de poser la bonne question : « Qui es-tu ? » Mais, évidemment, la réponse ne leva pas le mystère. « Un homme, dit-il, simplement un homme qui aime le Mal, le vrai et te donneras son amour si tu satisfais à son désir. Ne te prends-tu pas pour la pire des débauchées ? Ne t’imagines-tu pas avoir atteint les bas-fonds de l’abomination ? Tu peux encore tomber plus bas, si tu le désires, ou monter bien plus haut, comme tu voudras. Tes meurtres rituels sont ridicules ; je veux que tu trahisses ton père, ton peuple. La trahison des innocents, la révolte contre Dieu, voilà le sommet du mal. Choisis, mais choisis vite. »

Il savait ce qu’il faisait, ce qu’il disait. Les hésitations de la Princesse ne durèrent que le temps d’un soupir. La nuit suivante, elle se glissa dans la chambre de son père et, profitant du profond sommeil dans lequel l’avait plongé un breuvage versé dans son verre par l’étranger, détacha la clef de la chaîne qui la portait. Puis, elle courut rejoindre son amoureux qui l’attendait sur les digues.

La serrure des portes était inaccessible. Debout à l’extrémité du mur, l’étranger regardait Ahès approcher. Lorsqu’elle fut près de lui, il tendit la main ; elle déposa la clef dans sa paume. « Maintenant, dit-elle, aime-moi. Je t’ai obéi. » « Pas complètement. Les portes ne sont pas ouvertes ; je veux voir la mer déferler sur cette cité et l’engloutir. » Il saisit Ahès dans ses bras. Elle eut tout à coup l’impression de voler ; sans savoir comment, elle se retrouva avec lui à hauteur de la serrure. L’étranger avait glissé la clef entre les doigts de la Princesse ; sans que sa volonté y fût pour quelque chose, elle l’introduisit dans la serrure. « Je n’ai pas la force de la tourner », chuchota-t-elle. « Mais si… » insista-t-il avec une étrange tendresse dans la voix. Elle imprima un léger mouvement de rotation à la clef ; il y eut un déclic, puis un autre et, comme elle aurait ouvert la porte de sa chambre, elle ouvrit avec la même facilité les portes des digues. La mer s’engouffra dans la brèche. En quelques secondes, des milliards de tonnes d’eau s’abattirent sur les bas quartiers.

Ahès n’eut pas le temps de pousser un cri de triomphe. Déjà, l’étranger l’avait lâchée, et elle tombait, elle tombait, elle tombait à la rencontre des flots furieux qui se ruaient sur la cité et l’effaçaient du monde des vivants.

Comment arriva-t-elle malgré tout à échapper à la mort ? Cela non plus, la légende ne le dit pas. Mais une légende n’a pas à tout expliquer et c’est un de ses grands charmes d’être invraisemblable. De même qu’il parait bien improbable que Gradlon ait pu lui aussi survivre à la catastrophe…

Et pourtant, alors que la mer envahit la ville, nous les retrouvons sur un cheval, fuyant à bride abattue ce qui n’est plus qu’une vaste étendue d’eau. La fille est en croupe derrière son père, elle le tient à bras le corps, terrifiée, éperdue ; mais la mer exige sa victime ; la mer et le diable ne veulent pas que leur proie leur échappe. Alors les flots s’agitent, montent, montent derrière les fugitifs, les pourchassent impitoyablement. Gradlon éperonne en vain son cheval, la mer est plus rapide que lui, elle va les engloutir… En un instant, Gradlon comprend comment il peut se sauver : la mer réclame la responsable de cette horreur. Sa fille s’est damnée et il ne peut plus rien pour elle. Il se retourne, lève sa cravache, en cingle le visage et le corps de la Princesse. Avec un hurlement de terreur, elle se débat et, déséquilibrée, bascule dans l’abîme. La mer se retire aussitôt.

Sur une éminence, Gradlon s’arrête enfin et contemple le nouveau paysage. Là où s’élevait autrefois sa cité, il n’y a plus rien, rien que de l’eau, et la mer, calme à présent, tranquille. Le désespoir envahit l’ancien roi d’Ys. Il fuit vers l’intérieur des terres sans se retourner.

Et Ahès ? La mort est une punition trop douce pour elle. Transformée en sirène, devenue Morgane, elle détourne les marins de leur chemin par son chant et les précipite sur les écueils. Il en est ainsi depuis toujours et il en sera ainsi jusqu’à la fin des temps ; ou du moins, jusqu’au jour où une messe de rachat sera célébrée dans une des églises d’Ys l’engloutie. Alors, la malédiction qui retient Morgane dans les flots sera levée, et elle pourra enfin mourir… »

Didier Fond

fonddetiroir.hautetfort.com

Publié dans Feuilleton

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P
Bravo Didier !<br /> Une légende celtique bien racontée !
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D
Merci à tous. Carine-Laure, nous avions les mêmes lectures dans notre très proche adolescence... En fait, la légende d'Is est essentiellement basée sur la lutte entre l'ancienne religion des druides et la nouvelle religion chrétienne.
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E
J'avais lu quelques versions de cette légende celtique, mais ici tu nous a bien servis: moi qui croyais que le bel étranger était un &quot;bon&quot;, voilà qu'il est pire que la mauvais... bref, une véritable histoire de furie!!! Merci Didier!
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M
Une belle histoire très agréable à lire. Bravo Didier !
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C
J'aime ce genre d'histoire. Cela me fait penser à une série de livres que j'aimais quand j'étais ado, c'étaient &quot;Contes et légendes de ...&quot;. J'avalais tout ça avec grand appétit. Merci à Didier Fond pour tous ces textes qu'il offre aux lecteurs de www.aloys.me
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