Ys l'engloutie, une nouvelle en 2 épisodes de Didier Fond
/image%2F0995560%2F20140423%2Fob_43b34d_annonciade.jpg)
Ys l’engloutie
Première partie
L’Allemagne n’a pas l’exclusivité des villes englouties. La France a aussi sa cité perdue dans les eaux maritimes. Vous connaissez la légende, j’en suis sûr : celle de la ville d’Ys (ou Is). Elle nous vient de la Bretagne. Si vous allez dans cette merveilleuse région, rendez-vous à la Baie des Trépassés. C’est là que, d’après la légende, se serait située la ville d’Ys, perdue par la faute de la fille du roi, nommée Ahès ou Dahut, selon les versions. Franchement, je préfère Ahès parce que Dahut, c’est trop péjorativement connoté, notamment en ce qui concerne une certaine chasse…
Voici une des versions de cette légende : que les puristes bretons me pardonnent s’ils trouvent que je m’égare trop loin du conte originel. Mais au fond, qui la connaît, la véritable histoire d’Ys ?...
« Imaginez, dit le conteur, une ville aux toits d’or. Oui, je dis bien aux toits d’or. Les charpentes des maisons n’étaient pas recouvertes de tuiles, ou d’ardoise, ou de chaume, ou de tout autre matériau vulgaire et commun ; non. La toiture de tous les palais d’Ys était formée d’immenses plaques d’or, fines, appliquées sur les montants de bois et si soigneusement agencées qu’il était impossible de distinguer où commençait et finissaient les plaques. Les murs étaient en marbre blanc. Lorsque le soleil se levait sur la ville, la lumière devenait peu à peu éblouissante. Nul ne pouvait regarder Ys en face sans en devenir presque aveugle.
Belle. Admirablement belle, telle était l’opinion de tous les voyageurs qui s’arrêtaient dans la ville et y séjournaient souvent plus longtemps que prévu, charmés, fascinés par la splendeur des places, des rues, la gentillesse et l’amabilité des habitants. On aurait pu croire en effet que tant de richesse avait pourri le cœur et l’âme des gens d’Ys. Il n’en était rien. L’étranger qui avait réussi à franchir les portes de la ville était accueilli avec raffinement, courtoisie, et politesse, quels que soient son apparence et son niveau social.
Ys était gouvernée par un roi très sage, nommé Gradlon. Bienveillant envers ses administrés, il était aimé et respecté de tous Il était sage parce qu’il connaissait l’âme humaine et savait qu’en l’Homme, le pire côtoie souvent le meilleur. Il savait aussi que l’envie, la jalousie, le désir de posséder d’immenses richesses étaient des passions qui pouvaient éclore dans le cœur de chaque être humain et le transformer en monstre sanguinaire. Il ne craignait rien de son peuple. Les gens d’Ys avaient la richesse, la gloire, la beauté ; ils étaient heureux, ils aimaient leur ville et s’aimaient entre eux. Pourquoi auraient-ils cherché à détruire tant de perfection ?
Mais il y avait l’extérieur. Et c’est de là que pouvait venir le danger, Gradlon en était tout à fait conscient. Aussi les portes de la ville étaient-elles toujours fermées, même pendant la journée. N’entraient dans Ys que ceux qui avaient pu prouver leurs intentions pacifiques ; aucune arme n’était admise dans la cité. C’était surtout des marchands nomades ou des cavaliers solitaires qui y faisaient halte.
Gradlon mettait donc tout en œuvre pour assurer la sécurité de sa cité. Mais cette dernière avait un point faible : construite au bord de la mer, elle n’était protégée des assauts de l’océan que par d’énormes digues. Ce mur cyclopéen, de plus de vingt mètres d’épaisseur, plus haut que le Palais Royal lui-même dont les tours dominaient les toits, bordait le côté maritime de la ville. De gigantesques portes en fer renforçaient l’endroit le plus exposé et c’était ces portes qui inquiétaient Gradlon. Nul être humain pourtant n’aurait pu les ouvrir, d’une part à cause de leur énormité et de leur poids et d’autre part parce que la clef de ce que Gradlon nommait « les écluses » ne quittait pas son cou auquel elle était suspendue par une chaîne d’or.
Gradlon craignait les hommes mais il craignait surtout les puissances surnaturelles. Bon chrétien, il se rendait tous les jours à l’office, dans la chapelle du palais, priait régulièrement Dieu, pratiquait la charité, était bon avec ses semblables. Mais il avait en lui la prescience que le Diable ne tarderait pas à venir mettre son nez dans ses affaires pour le simple plaisir de détruire une si belle réussite.
Ys avait un autre point faible : sa Princesse, Ahès, la fille de Gradlon. C’était une débauchée, une perverse, qui passait ses nuits dans le quartier des tavernes et des bouges qui fleurissaient sous les digues. La majorité des habitants d’Ys étaient des gens vertueux qui suivaient les préceptes de l’Evangile ; mais dans toute communauté, il y a des renégats, et Ys n’échappait pas à la règle. Le « bas quartier des digues » renfermait une population d’ivrognes et de prostituées que la Princesse fréquentait sans vergogne, au grand désespoir de son père qui n’ignorait rien des orgies et autres abominations auxquelles elle se livrait dans ces repaires de pouilleux et de blasphémateurs.
Un jour, un bel étranger demanda à entrer dans Ys. Il avait fière allure sur son cheval noir. Il déposa volontiers ses armes avant de franchir les portes et se fit conduire au palais où il demanda audience au roi Gradlon. Il se présenta comme le fils d’un seigneur français ; il avait de belles manières, un air noble, une voix agréable. Ses paroles coulaient de ses lèvres comme une fontaine de liqueur et de miel. Gradlon fut charmé de tant de courtoisie et de raffinement et le pressa de rester quelques jours dans la ville où il serait son hôte. Alors que le jeune homme allait se retirer dans les appartements que Gradlon avait fait préparer pour lui, Ahès entra dans la salle du trône. Le Roi se vit obligé de faire les présentations, bien qu’il n’en eut guère envie, connaissant sa fille et la façon dont elle « traitait » les étrangers, surtout lorsqu’ils étaient beaux et bien bâtis.
Vous pensez bien que la Princesse ne resta pas insensible à l’allure de ce jeune cavalier. Elle déploya tous ses charmes pour le séduire et sembla parvenir à ses fins sans trop de peine. Il faut dire qu’Ahès était très belle ; mais, dit la légende, sa beauté était flétrie par sa luxure ; au fond de ses yeux luisait une flamme sensuelle et perverse, une fièvre mauvaise la faisait constamment frissonner. Elle était toujours vêtue d’habits écarlates, le rouge de sa robe cachant ainsi les taches du sang qui l’éclaboussait lors des rites impies auxquels elle se livrait.
Elle entraîna le jeune étranger dans ses débauches, le conduisit dans les infâmes bas quartiers sous la digue. Et tandis qu’elle participait activement aux orgies, lui restait assis dans son coin ; il regardait en silence, les bras croisés sur la poitrine, l’air à la fois amusé, intéressé et méprisant. Cette attitude hautaine enflamma davantage les sens et le cœur de la Princesse. Elle se mit à l’aimer, follement ; cette passion soudaine la dévorait nuit et jour, et cela d’autant plus fortement que l’étranger gardait ses distances, ne lui accordait aucune caresse, aucun baiser, aucune réelle parole d’amour. Elle cherchait un dérivatif dans des amusements de plus en plus barbares, de plus en plus impies. Mais plus elle se perdait dans ses débordements, plus l’étranger semblait devenir lointain. »
(A suivre)
Didier Fond
fonddetiroir.hautetfort.com