"Toujours aussi jolie", épisode 2, un feuilleton signé Carine-Laure Desguin
Episode II : Marcus est partout, partout
Tout cela s’est passé si vite, si vite. Marcus est mort. Jamais elle n’aurait dû partir deux semaines à Londres cet été-là, jamais. Mais ses vieux avaient insisté, ses résultats en anglais étaient plus que désastreux, tout cela devait changer sinon…Sinon quoi ? La prison ? Le bagne ? La vérité, c’est qu’il fallait par n’importe quel moyen séparer les deux ados. Tout cela devenait infernal, et le petit cercle de bourges auquel appartenait leur parent respectif l’avait décidé. Tous, un soir, chacun le nez vissé dans une aristocratique partie de bridge, l’avaient décrété, il fallait une solution, plus personne ne couvrirait les conneries de ces deux morveux, ces imbéciles avaient dépassé les bornes. Cambrioler les maisons des joueurs de bridge, ceux qui se rassemblaient à la taverne du Prince Baudouin tous les mercredis soir, un comble ! Et de surcroît tous étaient des amis intimes de leur famille, non, c’était insupportable. Tout cela pour l’amour de l’art ! Pour acheter une rangée de maisons rue Léon Bernus et donner du mouvement aux arts graphiques et aux arts plastiques ! Parce que ces maisons étaient couronnées de sgraffites précieux et qu’il fallait préserver ce patrimoine ! Séparer ces deux utopistes, voilà, il fallait les séparer. Ils n’avaient dans leur tête que des idées saugrenues, à mille lieues d’une situation concrète et lucrative. Oh, les Uittebroek n’avaient qu’à envoyer Virginia à Londres durant l’été, ce n’était pas bien compliqué.
Virginia avait accepté car Marcus avait prévu de la rejoindre cinq jours plus tard. Il n’est jamais arrivé. Jamais. En ressassant toutes ses images, Virginia balance le pc de l’autre côté de ce vieux divan de récup, tape ses pieds sur la boîte à bananes qui lui sert de table de salon et elle fume clope sur clope, tout en sanglotant de plus en plus. Elle aurait tellement aimé être aux côtés de Marcus ce jour-là et mourir avec lui, oui, c’est ça, mourir avec lui. Mourir contre lui, comme dans les grandes histoires d’amour. Une fois revenue dans cette ville qui n’était plus pour elle qu’une ville fantôme, Virginia a préféré filer à New-York, une métropole où tout était permis et puis, Marcus et elle rêvaient souvent de cette grosse pomme, juteuse et croquante. Photographier New-York. Flâner dans Manhattan, survivre dans le Bronx. New-York et ses taxis jaunes. New-York qui ne dort jamais. Et aujourd’hui, une fois le rêve américain avorté, la voilà atterrie ici, sur la place Buisset, à Charleroi. Consolation, c’est à deux pas de l’endroit où se situait le Cabaret-Vert, celui-là même où Rimbaud s’installa pour grignoter son jambon-beurre. Un quartier que Marcus et elle fréquentaient, justement à cause de Rimbaud, de ses fantaisies, de son jambon-beurre et de ses longues marches, sous la Grande Ourse.
C’est le mal du pays, le besoin de respirer dans des endroits bien ancrés en elle qui l’ont ramenée ici. La Grande Ourse couvre la planète entière disait Marcus, il suffit de dévisager les ciels car les ciels, ce sont de longs corps qui ne demandent qu’à être caressés par la douceur de nos yeux. Pour mieux conjurer tout ça, tous ces souvenirs, voir plus clair en elle-même et espacer ces flashs d’hier qui lui barrent la route, Virginia s’approche de la grande fenêtre, celle qui s’ouvre sur l’esplanade de la gare. Durant quelques minutes, elle regarde les étoiles et puis son regard se rive sur le pont Baudouin. Elle aperçoit des silhouettes, elle devine des claudos qui font la manche devant les navetteurs, elle veut détailler leurs gestes, leurs mimiques...Marcus est partout, entre deux SDF, sur le pont, devant la gare, Marcus est partout.
Elle se cogne la tête contre la vitre. Et son regard voyage. Tous ces travaux de mégalo, un chantier titanesque, quelle horreur. Cette ville est vraiment devenue une caricature de je-ne-sais-quoi, se dit-elle, pour se ressaisir. A ce moment-là, l’envie de sortir la tiraille. Plus que tout elle veut arpenter les rues, toutes les rues. Elle jette un œil sur le tas de cendres qui s’accumulent dans la boîte de conserve vidée de ses sardines qui fait office de cendrier, enfile le premier sweat venu, passe la main dans ses cheveux roux coupés courts afin de leur donner un soupçon de convenance et en quelques minutes, elle se retrouve dans le hall de l’immeuble. Des publicités dépassent de sa boîte aux lettres, elle les attrape, glisse dans sa poche la seule lettre, déjà une facture se dit-elle, et la voilà dans la rue du Collège. Elle tape le tas de pubs inutiles dans la poubelle, devant la mine indignée d’une petite vieille qui réajuste son foulard couleur léopard. Le regard de Virginia se brouille, ses yeux rougis lui font mal, elle renifle encore et essuie ses morves avec la manche de son sweat bleu clair. Ça lui fait vachement plaisir d’acter dans la rue des petites saloperies comme ça. Pour un peu, et si ces maudites photos n’envahissaient pas ces neurones, elle pousserait sur le bouton de toutes les sonnettes des immeubles, le coup classique…
De ce côté de la ville basse, des dizaines de maisons sont abattues. Un giga centre commercial verra bientôt le jour. En attendant, le quartier ressemble à un ghetto, avec des courants d’air qui déboulent de partout, des graffitis de toutes les couleurs sur le peu de murs qui subsistent (Virginia trouve tout cela fort élégant), et des badauds qui s’extasient sur l’ampleur des dégâts. Sur la Place Albert 1er, le marché du jeudi matin replie ses boutiques. Virginia balaie du regard l’horizon, son sentiment est plus fort que tout et renaît à la vitesse de la lumière. Marcus est partout, partout. Dans les reflets des vitrines, aux terrasses des cafés, partout. Ce visage sur la photo, cet homme qui semblait se cacher derrière un autre ou fuir peut-être, c’était celui de Marcus. Pourquoi l’aurait-elle remarqué si ce n’était lui ?
Fin épisode 2
Carine-Laure Desguin
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