"Toujours aussi jolie", un feuilleton signé Carine-Laure Desguin
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Episode I : Ce visage, elle le reconnaît. Est-ce possible ?
Ses petits doigts nerveux clapotent sur le pc et, à mesure que les photos se dévoilent, elle sent monter en elle comme une fièvre, pire encore, sa tête est comme une fournaise ardente, que des pelletées de charbon, lancées à intervalles réguliers, empêcheraient de se refroidir. Ces photos prises hier soir, dans la salle des pas-perdus de la gare du sud, elle les agrandit, les renverse, les triture dans tous les sens. Ce visage, là, au milieu de la foule grouillante, juste derrière la tronche anguleuse d’un grand binoclard, ce visage, elle le reconnaît. Mais est-ce possible ? Non, c’est impossible, complètement impossible ! Et pourtant, ces yeux, qu’elle devine verts et frondeurs, ce regard provocateur…C’est une illusion, un rêve, un désir. Oui, c’est ça, un désir. C’est la projection de son désir qui débarque dans la vraie vie. On a tous été victimes de ce leurre un jour ou l’autre, c’est l’histoire de l’assoiffé qui fantasme devant une oasis, en plein désert…Mais ce visage, non, non, c’est impossible ! La quatrième dimension, les apparitions de spectres, basta ! Nous sommes en 2014, bordel ! La jeune femme se pince, se gifle. Elle visionne encore et encore ces photos, se colle les yeux sur l’écran.
Dans ce grand appart du dixième étage de la tour Centre-Europe, un appart plein de la lumière blanche de ce printemps précoce, Virginia scrute encore chaque millimètre carré de la troisième photo, celle où le grand binoclard courbe un peu le dos et laisse entrevoir l’image moins floue d’un visage, celui de l’homme campé juste derrière lui. A présent Virginia hésite, ses certitudes s’estompent, ses rêves s’effritent et, après ces longues minutes partagées entre exaltation et désespoir, elle se raisonne.
Marcus est mort. Mort. Il ne reviendra plus jamais traîner dans cette ville. Marcus est mort. C’est bien son nom qui est inscrit sur le grand caveau familial du cimetière de Charleroi-Nord, Marcus Stordeur. Un caveau énorme, imposant comme un mausolée, presqu’aussi grand que celui de ces hommes illustres qui ont donné du punch à cette ville, des hommes comme Jules Destrée, Joseph Tirou, et Emile Vandervelde, pour ne citer qu’eux. Les Stordeur n’avaient pas lésiné, comme d’habitude. On est notable ou on ne l’est pas. Marcus, avec ses idées d’anar et ses larcins dévoilés au grand jour leur avait jeté la honte et quelque part, Virginia le savait, ça les arrangeait tous que Marcus disparaisse.
D’ailleurs, quand elle a quitté la ville après la mort de Marcus, elle en mettrait sa main au feu, ils ont tous ressentis un réel soulagement, aussi bien les Stordeur que les Uittebroek, ses parents à elle. Virginia le savait, sa présence, même amputée de celle de Marcus, ça les aurait tous gêné, leur belle réputation aurait perdu de son aura. Des gosses qui crachent sur l’univ et qui postulent pour un art libre, un art pour tous, un art libérateur, ça doit s’éclipser, ça doit se fondre dans le néant ou alors ça doit courber l’échine et rentrer dans les modèles conformes aux idées de la bonne société.
Marcus est mort. Elle se répète cette phrase des centaines de fois. Et des sanglots commencent à l’étrangler. Qu’elle ne peut réprimer. Alors, à la fois furieuse après elle-même et dépitée, elle sort de la poche de son jeans, à la façon d’un mec, son paquet de Marlboro, celui acheté la semaine dernière à l’aéroport. C’est sa première clope depuis son retour sur les lieux de son enfance, trop occupée à déballer ses cartons. Et de plus, s’installer dans cet appart, cela entraîne les sacro-saintes formalités, tous ces papelards inutiles, l’attente dans les bureaux de la maison communale, les mines excédées des employées lorsqu’elles lisent les documents des expatriés…
Presque dix ans que Virginia a quitté le Pays Noir, the Black Country comme lançait Marcus, juste pour agacer ses vieux, pendant le repas dominical. Après la disparition de Marcus, Virginia est partie comme ça, sur un coup de tête, pour en faire baver à ses vieux qui, de toute façon l’auraient enfermée dans ces espèces de maisons de jeunesse pour gosses turbulents. Virginia a préféré trancher elle-même. Elle n’en pouvait plus, elle étouffait. Tous ces endroits qui lui rappelaient les heures passées avec Marcus, ça devenait intolérable. Alors elle s’est tirée, en prenant bien soin de piquer du pognon sur les comptes de ses vieux. Le pire, c’est qu’ils ne l’ont même pas recherchée, cette fille rebelle.
Fin du premier épisode.
Carine-Laure Desguin
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