Concours "Les petits papiers de Chloé": texte 4
LE PARFUM DE CLAUDETTE
La chose qui m'irritait le plus quand je travaillais au centre de rééducation, c'était la voix haute perchée de Claudette, la secrétaire. Cette voix retentissait jusque dans les bureaux des orthophonistes et des kinés. Claudette était capable de propager une rumeur à une vitesse inouïe, comme un athlète l'aurait fait avec un javelot. De plus, elle avait le rire facile et inextinguible. Comment pouvait-elle s'amuser pareillement d'une banale faute d'orthographe dans un de nos rapports, du défaut de prononciation de l'un de nos petits patients ou de la démarche hésitante d'une mère intimidée ? Claudette aimait parler et rire, je veux dire parler pour ne rien dire de positif et rire pour seulement se moquer. Elle avait le don de claironner dans tout le service qu'un tel était arrivé en retard, qu'il avait oublié de rédiger un rapport ou avait commis en lapsus. Bref, Claudette ne ratait aucune occasion de persifler, de distiller son venin, bref, de toucher là où cela faisait mal.
Cette année-là, je sortais avec Stéphane R. le fils d'une de mes collègues. Stéphane et moi mettions tout en œuvre pour notre liaison ne s'ébruite pas. Hélas, un dimanche, Claudette nous surprit tendrement enlacés dans un bistrot situé à la Côte ! Dès le lundi, je l'entendis raconter que j'avais rougi comme une gamine et que nous paraissions gênés comme deux adolescents. Si je me hérissais souvent qu'elle s'amuse du comportement d'étrangers, qu'elle le fasse à mon détriment me fut insupportable et attisa en moi un désir de vengeance. Le temps passait. Un fond de rancune continuait d'encombrer mon cœur… Je réfléchissais, réfléchissais… Pour me venger, j'allais jouer sur l'un ou l'autre de ses points faibles ! Et elle en avait des points faibles !
Claudette était d'une coquetterie tapageuse, elle portait toujours des vêtements colorés, des bijoux en toc et se parfumait avec une eau de toilette bon marché qui, croyait-elle, fleurait bon la lavande. À l'évidence, elle attachait une grande importance aux apparences. Je remarquai deux de ses habitudes qu'il me semblait pouvoir exploiter pour assurer ma vengeance. Son bureau paraissait toujours en ordre, pourtant c'était loin d'être le cas des tiroirs ! Comme j'arrivais fréquemment la première, je pensai donc semer du désordre dans son bureau. Après analyse, je me dis que c'était là une attitude puérile. J'observai aussi qu'il lui arrivait souvent d'utiliser un vaporisateur de désodorisant dès qu'elle décelait un effluve de transpiration ou la moindre odeur de tabac froid dans la salle d'attente.
Une réflexion de ma mère : "Comment peux-tu aimer tous ces fromages qui puent et qui continuent à empester la maison après qu'on les ait mangés ?", fit naître en moi une idée… Un lundi matin, j'arrivai plus tôt encore et, à grand-peine, j'enlevai le tiroir de Claudette. Sous la planche inférieure, je fixai le papier d'emballage d'un Vieux Lille et je remis tout en place. Ni vu, ni connu…
Au fil des heures, mes efforts furent récompensés, car la mauvaise odeur envahit le secrétariat ! Et Claudette vaporisa, vaporisa de plus belle. Je riais sous cape ! "Ce sont tes chaussures, Claudette ?", demanda Corinne avec une pointe d'humour.
Claudette accusa la femme de ménage de mal faire son boulot. Elle nettoya elle-même sa poubelle ! Elle chercha la source du désagrément. Elle se mit en quête d'une éventuelle souris crevée… Cette mauvaise odeur lui gâchait littéralement la vie. Elle se mit à déprimer. Le rire et le bavardage qui lui étaient propres avaient quasiment disparu, mais le problème de Claudette devenait le problème de tous au centre de rééducation. J'y étais allée vraiment trop fort !
Un soir enfin, je profitai d'un problème de santé de la femme de ménage pour enlever le fameux papier d'emballage. Les relents s'estompèrent peu à peu et Claudette ne sut pas ce qui s'était passé. Pourtant, elle retrouva son bagout et son rire.
Il y a huit ans, Claudette a pris sa retraite. Stéphane et moi étions ensemble à la petite fête organisée pour l'occasion. Juste avant de la quitter, je lui révélai mon secret. Elle s'esclaffa de manière théâtrale. Bien entendu, cela me crispa et je dus me faire violence pour sourire…. "T'as gagné ! T'es plus rusée que moi !" finit-elle par dire. Aujourd'hui quand j'y repense, tout cela me semble tellement ridicule. Oui, les choses changent et le point de vue que l'on porte sur elles change aussi. Avec le recul et au fil du temps, les vieilles rancunes deviennent ainsi parfois d'innocents fantômes.