Texte 4 ma première dédicace
Déjà le vendredi, au travail, je n'étais plus capable de concentration. "Demain", me disais-je, "demain c'est ma première séance de dédicaces : comment cela va-t-il se passer ?". Alors évidemment, au retour à l'appartement, je n'ai plus pensé qu'à ça. La nuit, je n'ai plus pensé qu'à ça. Pas le temps de dormir : mon cerveau, ou plutôt ce qu'il me restait encore de neurones, ne pouvait plus que travailler à ce sujet, et de la manière la plus stérile qu'il soit. Pendant que ma pensée tournait en rond, mon corps dont déjà je ne sais que faire en temps normal se tournait et retournait entre les draps.
"Venez pour neuf heures trente" m'avait dit le libraire. A six heures déjà, j'avais bu deux tasses de café, et depuis le lever du soleil je m'étais posé à peu près quinze fois les mêmes questions : "ai-je commandé assez d'exemplaires ? vais-je trouver l'inspiration pour les innombrables dédicaces qu'on me demandera ?". Ah, boule de cristal, si je t'avais trouvée, si tu existais, capable de me rassurer, de me guider... Mais voilà, pour seules boules de cristal, je n'avais que les yeux de verre de mon écureuil et de mon canard empaillés, vestiges de mon passé laissé dans la commune voisine.
Quelle inconnue, dont l'équation m'est si étrangère, celle qui résulte d'avoir choisi dans mon tout nouveau quartier un libraire de moi tout aussi parfaitement inconnu, simplement parce qu'il avait osé une vitrine d'auteurs belges, et simplement parce que je n'avais pas encore découvert le quartier au-delà de trois cent mètres à la ronde... J'étais entré, avais acheté un magazine et un billet à gratter. Puis, dominant ma timidité, je lui avais parlé de mon livre, tout récemment publié, lui avais parlé de son étalage au travers duquel j'avais reconnu "un homme qui croyait en la littérature de son pays", lui avais proposé, en sorte de complément, de trôner comme un Saint-Nicolas de fin de printemps, dans un coin de sa boutique, sans qu'il eût à investir un cent, pour attirer la foule des lecteurs avides de "petits nouveaux" dans le monde des Grands, et il n'avait, sans doute, simplement pas osé refuser.
Je savais qu'il ouvrait tôt, même le samedi. Neuf heures et demie, c'est une éternité qu'il m'aurait fallu attendre pour les atteindre ; éteindre la lumière, étreindre ma caisse pleine de mes ouvrages et étendre le pas pour rejoindre sa boutique, là était l'unique apaisement possible de mes tensions, la seule issue à mon angoisse. Il était huit heures trente environ lorsque je le vis abasourdi de me voir arrivé tant à l'avance, à une heure où de rares clientes emperruquées et de braves vieux messieurs cachant leur calvitie sortaient quelques pièces de leur porte-monnaie dans l'espoir de millions gagnés le soir même, après que les boules auraient tambouriné durant des tours et des tours dans l'écran de la télé avant de s'évader dans un détour, trop lentement à leur goût mais dévoilant si vite leur numéro pas choisi d'eux...
J'avais l'air fin, ma caisse de livres sous le bras, dans ce réduit où je voyais, du coin de l'œil, la table pliante dans l'angle, au fond, la chaise pliante aussi, derrière encore, proprement coincée, où je sentais que je devrais me faufiler, moi qui n'avais pas épuisé l'hiver dernier les réserves accumulées dans les fesses et le ventre. De nappe, il n'en avait pas plus que moi prévue. La table était par ailleurs si petite qu'une pile de bouquins m'aurait empêché d'apposer correctement les quelques mots dédiés à chacun sur la page vierge qui n'attendait que ça depuis le sortir de l'imprimerie. La pile mise à ma gauche, la page à écrire eût été en porte-à-faux ; mise à ma droite, il m'eût fallu recourir à des contorsions hors de mes compétences pour tracer deux jambages.
Je me suis donc résigné à exposer trois exemplaires, bien à plat sur le devant, côte à côte, montrant ainsi sur leur couvertures six yeux (les miens) qui semblaient épier le chaland, plus un autre livre prêt à recevoir son endossement, sa dédicace cocasse, et enfin la caisse encore presque pleine à mes pieds, tels deux pilons déjà prêts à fouler les invendus.
A dix-huit heures, j'ai quitté mon libraire, le remerciant de m'avoir supporté dans le coin, affamé parce que j'avais oublié de me pourvoir d'un en-cas. Un seul livre dédicacé, je m'en souviendrai toujours je crois, à Julie, une brave dame qui avait toute une vie à me raconter.
Sans doute aurais-je dû, auparavant, m'aviser que l'étalage belge avait pris la poussière...