Texte n°6 Concours Les petits papiers de Chloé
DERRIÈRE LA PORTE DU LABORATOIRE
L'histoire se passe dans une petite ville du Hainaut. Jules est un garçon gentil, intelligent mais très, très curieux et aussi vraiment très, très vite dégoûté. Pour un rien, une forte odeur de cuisine ou de renfermé, un relent de moisi ou un parfum capiteux, il a le cœur au bord des lèvres. Il faut savoir aussi que Jules manifeste une imagination débordante. C'est sûr, Jules a tous les atouts qu'il faut pour devenir un véritable détective !
Un jour, son papa qui dirige un petit laboratoire de recherche sur les engrais naturels, lui dit : "Je vais faire une conférence en Suisse. Ta maman m'accompagne. Mamy viendra quelques jours ici pour s'occuper de toi. Voici un double des clés du labo. Je te les laisse juste au cas où je serais retardé plus de trois jours. Je t'interdis d'y aller. Je garderai le contact avec Paul, mon adjoint. Paul est au courant pour cette histoire de clefs. Tu as bientôt douze ans, je te fais confiance."
Son papa peut se montrer fort sévère et trouver des punitions bizarres. Jules en a bien conscience. Mais l'envie de voir ce qu'il n'a jamais vu, d'en connaître plus sur le fameux laboratoire est plus forte que tout son bon sens. Le soir même, tandis que sa grand-mère regarde son feuilleton favori, Jules va ouvrir la porte du labo. Et là, eh bien, non seulement, il est pris d'un fort haut-le-cœur mais en plus, il reste bouche bée…
Il y a d'abord cette odeur d'humus et de pourriture qui prend à la gorge, mais il y a surtout ces étiquettes qui lui font imaginer les plus mauvaises senteurs et les plus macabres scénarios : sang de vache desséché, cornes de chèvre broyées, poudre d'os de cochon. Jules veut en voir plus, en savoir davantage. Il avance vers le fond du laboratoire. Dans de grands bocaux, il observe de gros vers qui se tortillent parmi des déchets de fruits et de légumes.
Tout est à la fois propre et ordonné, mais également répugnant. Propre et ordonné parce que le sol, les murs, les bouteilles sont impeccables et que les étiquettes sont parfaitement calligraphiées à l'encre de Chine. Répugnant parce qu'il y a ces odeurs et ce flot d'images qui naissent à la lecture des étiquettes. Jules se croit dans un cimetière pour animaux ou dans une prison. Il a l'impression que les vers crient pour l'appeler à leur rendre la liberté.
Il a envie de vomir. Avant de quitter le laboratoire, il glisse une fiole contenant de la poudre d'os dans sa poche. Il la montrera à son copain Victor, un garçon qui n'a pas froid aux yeux et pour qui un secret est un secret. Il attendra pour ouvrir ce trésor, pour toucher la poudre du bout du doigt et peut-être la sentir…
Quand il rejoint sa grand-mère, Jules est pâle comme un lys. Il dégage une senteur âcre, tellement désagréable que sa mamy détache le regard de son captivant feuilleton. "Où donc es-tu allé te fourrer ? Tu as renversé une poubelle en jouant au foot dans le garage ?" Jules répond : "Non, Mamy. J'ai fait un tour dehors, au fond du jardin. Je croyais avoir entendu un chien."
"Donne-moi un bisou, lave-toi, brosse-toi les dents et va te coucher. Dans quelques minutes, j'irai voir si tout va bien."
Quand sa grand-mère arrive dans la chambre de Jules, elle relève un peu la couette en chuchotant : "Bonne nuit, mon grand."
Jules passe une nuit agitée. Il a hâte de parler de tout cela à son copain Victor qu'il rencontre tous les jours sur le chemin de l'école. Il a surtout hâte de lui montrer la fameuse poudre…
Le lendemain, comme tous les matins, les deux garçons arrivent en même temps sur la place Verte et traversent la grande pelouse d'un bon pas. Jules parle du labo, de ses découvertes et sort la fiole de sa poche. Victor propose à Jules de s'arrêter. Il examine la petite bouteille comme un orfèvre le ferait avec un bijou ancien. Il la penche, regarde la poudre qui glisse lentement le long de la paroi. Il l'ouvre, l'approche de son nez, fait "pouah", puis répand un peu de son contenu sur l'herbe, à deux pas du toboggan rouge.
Jules n'avait pas prévu une telle audace, mais il sourit… Bientôt, la fiole se retrouve à l'abri, au fond de sa poche.
Le soir même, profitant que sa mamy remplit le lave-vaisselle, Jules ouvre la porte du laboratoire, replace la fiole au bon endroit. Quand sa grand-mère entre dans le living, elle fait à Jules la même remarque que la veille concernant l'odeur désagréable. Elle insiste pour qu'il aille prendre une douche : "Et surtout, n'oublie pas d'utiliser du savon, mon grand et de bien frotter partout !"
Deux semaines plus tard, des herbes folles et des fleurs sauvages ont poussé tellement haut que l'on ne distingue plus le toboggan rouge ! Ailleurs, sur la place, on ne voit rien de semblable. Les autres espaces verts des environs sont restés tels qu'ils étaient avant les pluies de printemps qui se sont succédé les derniers jours.
Jules en est sûr, c'est la poudre d'os qui a agi de manière spectaculaire !
Il n'a jamais avoué qu'il avait visité le labo. Certes, il était curieux, mais il n'avait pas du tout envie d'être soumis à une punition bizarre comme celle de trouver trente mots en rapport avec le mot obéissance ! Victor, quant à lui, fidèle à son habitude, ne dit rien à personne.
Jules se demanda longtemps si ce fameux engrais n'était pas responsable de la grandeur des bambous qui poussaient au fond du jardin familial et qui provoquaient l'étonnement de tous les visiteurs.
Bientôt, un autre sujet de curiosité s'offrit à lui : depuis deux ou trois semaines une multitude de vers bleus avaient, en effet, fait du potager leur habitat favori !