Concours "Les petits papiers de Chloé" : texte 4
Crime passionnel
« Comme le soir tombait, l'homme sombre arriva
Au bas d'une montagne en une grande plaine. »
Avec le minuscule soleil déclinant à l’ouest, une ombre épaisse avait presque complètement envahi la vaste plaine caillouteuse constituant le fond du gigantesque canyon. John, perdu dans ses pensées mais attentif au moindre accident du terrain, jugea plus prudent de s’arrêter là pour la nuit.
Il éteignit les puissants projecteurs de son « rover » d’exploration et leva les yeux pour apercevoir, au-delà de la vertigineuse falaise bordant le côté sud de Valles Marineris, le gros point brillant du vaisseau décrivant paresseusement son orbite.
Il s’efforça d’imaginer ce que pouvait bien faire Pamela à ce moment précis, à bord du Magellan. Peut-être encore assise devant un des moniteurs de surveillance, le regard vague, effondrée par l’annonce de la terrible nouvelle. Ou rejoignant, silencieuse, le reste de l’équipage pour le repas du soir pris en commun. Ou s’enfermant dans sa cabine pour pleurer tout à son aise.
Peu importaient ces états d’âme passagers. John la savait mentalement solide comme un roc et la connaissait suffisamment pour être certain qu’elle surmonterait assez vite ce choc émotionnel. Il saurait admirablement la consoler. Ce ne serait plus ensuite qu’une question de temps. Après l’élimination de son principal rival, il en était sûr, Pamela était désormais à lui. Rien qu’à lui.
Steve… Son dernier regard alors qu’il s’enfonçait, d’abord lentement puis de plus en plus vite, dans les entrailles de la planète, le long d’un de ces insondables puits volcaniques récemment découverts. Derrière la visière légèrement teintée de son casque, ses yeux écarquillés où se lisait, outre une terreur atroce, une totale incompréhension.
Juste une petite poussée… Il avait à peine hésité devant une telle opportunité. Qui pourrait jamais soupçonner la vérité ? Après tout, ce ne serait pas le premier accident qu’ils auraient à déplorer. Il rédigerait un joli rapport d’où il ressortirait que l’indiscipline et le manque de prudence bien connus de Steve avaient fini par lui être fatals. Et que lui, John, n’avait rien pu faire. Un stupide accident, malgré ses avertissements réitérés à propos du régolite qui roulait dangereusement sous les pieds. Oui, malgré ses mises en garde…
Il quitta son siège et fit le tour du rover pour aller ouvrir le sas du module pressurisé qui se trouvait en remorque. Il allait enfin pouvoir ôter son encombrant scaphandre et se détendre dans la minuscule « pièce à vivre », d’abord devant un repas tout à fait acceptable à base d’aliments lyophilisés, puis sur une confortable couchette. Il se réjouit à l’idée de passer une bonne nuit douillette, dans un espace réduit mais désormais assez spacieux pour lui seul, bien au chaud et respirant un air correctement dosé en oxygène.
Pour lui seul… L’image de Steve agitant désespérément les bras en glissant inexorablement dans le boyau étroit surgit à nouveau dans son esprit. Il lui sembla que ses appels radio, aussi paniqués qu’inutiles, lui vrillaient encore les tympans. Sans qu’il lui fût possible, pas plus à présent qu’alors, de se boucher les oreilles. Penché au bord du gouffre, serrant les dents, il l’avait entendu longtemps crier, puis pleurer, puis prier. Bien après qu’il eût disparu dans le noir de l’abîme.
Il demeura quelques minutes immobile, songeur, la main sur la poignée du sas. Puis il secoua vigoureusement la tête afin de chasser ces visions importunes. Il se rasséréna en pensant que, dans deux ou trois semaines, l’installation de la base permanente par l’équipe de spécialistes devrait être achevée et le reste de l’équipage amené sur le sol martien. Pour un très long séjour. Et alors…
Pamela et lui se verraient attribuer un des modules réservés aux couples qui se déclareraient inséparables. Pamela et lui… Pendant ce qu’ils pourraient alors considérer comme une exotique lune de miel, ils poursuivraient ensemble l’exploration de la planète. Puis il l’épouserait officiellement à leur retour sur Terre où tous deux jouiraient en outre du prestige des pionniers ayant ouvert la voie aux futurs colons.
Ces doux phantasmes furent toutefois de courte durée. De façon inattendue, il passa une très mauvaise nuit, assailli par d’horribles cauchemars où son infortuné coéquipier occupait une place centrale. Combien de fois s’était-il réveillé en sueur, persuadé de l’avoir entendu frapper à la porte du sas ? Au matin, épuisé, il resta longtemps assis sur sa couchette, la tête entre les mains. Sans répondre aux appels radio qui l’exhortaient à se soumettre à l’analyse quotidienne de son état physique et psychologique.
L’analyseur… Compte tenu du trouble qui l’agitait depuis la veille au soir, un problème de taille ! Il commençait seulement à réaliser que cette foutue machine, certes indispensable dans le cadre d’une exploration planétaire et qu’il n’avait jamais remise en question, détecterait très vite le sentiment de culpabilité qui le minait bien malgré lui ! Et ils sauraient, là-haut, ils sauraient... Ses explications et ses dénégations ne serviraient strictement à rien devant les implacables résultats qu’ils auraient sous les yeux. Et Pamela saurait…
Incapable d’avaler quoi que ce fût au petit déjeuner, il se traîna vers le sas et enfila lentement sa combinaison spatiale. Puis il sortit, levant distraitement la tête pour contempler le ciel déjà rose bien que le canyon fût encore plongé dans les ténèbres. La boule au ventre, il hésita un moment avant d’aller s’installer sur le rover. Puis, bien calé sur son siège, il mit le moteur en route, alluma les projecteurs et fit demi-tour.
Il parcourut le chemin inverse de celui qu’il avait effectué la veille, roulant pendant des heures et des heures, sourd aux appels radio de plus en plus pressants, jusqu’à l’endroit où avait eu lieu le drame. Jusqu’au lieu de son horrible forfait.
Fourbu, il descendit de son véhicule et, d’une démarche ralentie par la faible gravité, s’approcha du bord du gouffre. Penché sur le puits sombre, l’image de Steve, de son regard désespéré, s’imposa à son esprit torturé.
Anéanti, il déverrouilla son casque et l’ôta. Un froid intense l’envahit d’un seul coup, son sang se mit à bouillir et il suffoqua immédiatement par manque d’oxygène.
Alors, déjà mourant, presque inconscient, il sauta.
« On fit donc une fosse, et Caïn dit : C'est bien !
Puis il descendit seul sous cette voûte sombre.
Quand il se fut assis sur sa chaise dans l'ombre
Et qu'on eut sur son front fermé le souterrain,
L'oeil était dans la tombe et regardait Caïn. »
(La conscience - Victor Hugo)