Concours pour la Revue, Les petits papiers de Chloé : UN DE TROP texte 4
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SÉBASTIEN ET MAMAN
Nos regards se sont rencontrés une première fois dans le petit parc près du lycée. J'étais assise sur un banc, j'attendais Maman. C'était un jour ensoleillé et triste, car j'allais rendre visite à ma grand-mère hospitalisée dans une clinique privée proche du centre-ville. Je m'en rappelle précisément et évoque souvent cet instant, car c'est l'un de ceux qui sont devenus les plus belles parures de ma mémoire.
Sébastien, lui aussi, se rappelle de la magie de la première fois où nous nous sommes croisés. C'était un jour ensoleillé et heureux du mois de mai. Il avait obtenu une excellente note à un contrôle de mathématiques, il avait été félicité par son professeur. Il venait aussi de recevoir un avis positif pour un job d'étudiant.
Nous étions deux adolescents. Il était un peu plus âgé que moi. Nous étions élèves dans deux établissements différents. Il m'a regardée, il m'a souri parce que j'étais, paraît-il, si jolie, parce que le monde semblait lui appartenir, que c'était une semaine de chance. J'ai répondu à son sourire parce qu'il y avait quelque chose de joyeux dans son attitude, dans sa démarche, dans son visage et que j'étais ravie qu'il me partageât son euphorie.
Il a dit "salut". J'ai répondu "salut". Nous avions de nouveau souri.
J'ai vu Maman qui s'approchait. Je me suis levée et me suis dirigée vers elle. Maman a bafouillé : "Les dernières nouvelles ne sont pas bonnes, Charline…"
Il a poursuivi sa route, il avait escompté entamer une petite conversation, mais c'était devenu impossible. Il savait juste que je m'appelais Charline et que je me préparais à recevoir de mauvaises nouvelles…
Il a pris l'habitude de faire un détour par le petit parc. Il aspirait à me revoir. Quand il passait près du banc, il observait les environs. Il espérait. Un jour, je me suis trouvée de nouveau là. Il m'a regardée, il m'a souri. J'ai répondu à son sourire, mais il y avait, m'avouera-t-il plus tard, quelque chose de différent dans ce deuxième sourire que je lui ai adressé, une sorte de retenue. Il a dit : "salut, ça va ?". J'ai répondu : "pas trop…" J'ai pleuré, il est venu près de moi. Il ne savait pas encore pourquoi j'étais en pleurs, mais je le lui ai expliqué maladroitement. Il a entendu : mamy, au plus mal, incertain. Mon chagrin lui a fendu le cœur. Il m'a touché l'épaule, il me l'a caressée. Il ne m'a pas lâchée. C'était notre premier contact physique, notre premier échange verbal. Pourquoi des instants colorés de chagrin sont-ils aussi parfois illuminés d'une telle tendresse ?
Ma mère s'est rapprochée puis s'est tenue devant moi, mais, enfermé dans sa bulle émotionnelle, Sébastien ne l'a pas remarquée. Maman a demandé d'un ton plutôt sec : "Charline ! Tu viens ?" Les paroles l'ont atteint de plein fouet. Il s'est détaché. Il s'est éloigné après avoir pris congé d'un signe de la main et d'un hochement de tête.
Il ne savait pas encore qu'il avait fait un geste de trop, un geste dont ma mère ne se priverait pas de parler régulièrement dans des circonstances diverses, sans que ces situations aient parfois le moindre rapport avec l'événement de départ.
Jamais Maman ne décrira précisément la conduite qu'il avait adoptée. Elle se contentera d'évoquer un contact tactile, un effleurement, une familiarité, une étreinte cordiale, un laisser-aller.
Sébastien ne prendra conscience de ce geste de trop que plus tard quand il sera devenu mon petit ami et qu'il se rendra régulièrement à la maison.
À diverses occasions, Maman ne renoncera à lui tenir des propos comme ceux-ci : "Je t'apprécie, Sébastien mais j’ai l’impression que tu es trop entier, trop sentimental Tu ne prends pas suffisamment de distance avec les problèmes des gens. Cela risque de te jouer de vilains tours dans la vie. C'est dangereux quand on envisage de travailler dans le social comme tu le comptes faire. Crois-moi je suis assistante sociale et je sais ce que c'est. Les clients et les inconnus fragilisés ne sont pas des copains. Pour aider vraiment, il faut le recul nécessaire."
C'est ainsi que j'ai pris conscience du côté moralisateur de Maman. À présent, chaque fois que cherchant à réconforter quelqu'un je m'apprête à poser la main sur son épaule, son bras ou sa main, les commentaires de ma mère me reviennent à l'esprit et j'hésite alors un instant avant de le faire.