Texte 2 concours "La passion détruite se transforme en passion de détruire"

Publié le par christine brunet /aloys

 

"La passion détruite se transforme en passion de détruire"

 

Oh si j’ai aimé devenir la femme de chambre de Mademoiselle Emilie. Elle et moi avions le même âge, la même taille, les mêmes cheveux. C’est sa mère qui l’a remarqué et qui a annoncé d’un ton enjoué : notre petite Jeannette pourra se soumettre au supplice des mesures avec la couturière, si fastidieux. Sans parler des essais avec les postiches pour les coiffures de fête. Notre Emilie est impatiente comme un poulain de race, cette gentille Jeannette ne pouvait mieux tomber. 

 

Certes, les attaches d’Emilie étaient plus aristocratiques, ses doigts plus fuselés, ses cheveux plus fins, sa nuque plus délicate. Elle me le disait ici et là, terminant ses constatations d’un haussement d’épaules navré accompagné d’un « ma pauvre Jeannette… ». Moi j’étais toute retournée d’émotions quand je laçais son corset, fermais l’attache de son collier de perles, ajustais un ruban dans les entrelacs de ses cheveux. Au fond, elle était un peu moi, et j’étais un peu elle. Placée derrière elle, face au miroir, je savais que les plis de cette soie rose dragée souligneraient mes formes de la même manière, que ces dentelles lilas fané enlaceraient aussi joliment ma gorge, et je nous souriais, toute prise par un bonheur enchanté. 

 

Je la voyais comme une sœur, un double, une autre moi avec un autre passé, un autre destin. C’était délicieux.

 

Puis survint Réginald Bettonville-Flémalle. Beau comme l’archange Gabriel sur la fresque de la chapelle. Et – comment lui en vouloir ? – envoûté par Mademoiselle Emilie. Il s’accordait avec ses parents : oui, elle avait une silhouette pleine de distinction, un port de tête élégant, une taille adorablement prise. Tout lui allait, tout lui seyait. Sa chevelure n’avait son pareil dans le monde entier. Mon cœur s’emballait : après tout… il me décrivait aussi, et je rougissais, troublée. 

 

Tu rougis comme une vilaine betterave, me disait Mademoiselle Emilie, agacée je ne savais de quoi. Tes doigts sont rugueux. Tu as une haleine de pot de chambre. Tu commences à grossir, je ferai mes essayages moi-même. Tes cheveux sont cassants. Il faudra qu’on te trouve quelque chose à faire en cuisines, ma pauvre Jeannette… Je vais en parler à maman, ça devient absurde. Tu ne te vois quand même pas enfiler ma robe de mariée avant moi, non ? 

 

Je me suis retrouvée aux cuisines, les cheveux emprisonnés dans une coiffe, les mains craquelées, vêtue d’honnêtes matières robustes et peu flatteuses, bardée d’un grand tablier. Et alors que je sortais jeter les épluchures de pommes de terre au poulailler, j’ai presque trébuché sur la pointe de botte du jeune Bettonville-Flémalle, fumant sur le vieux banc de jardin. « J’ai un court instant cru voir Emilie, c’est sidérant ! » s’étonna-t-il (et mon cœur fit un triple saut périlleux, me remplissant de joie…). « Oh non Monsieur, Mademoiselle Emilie est tellement plus gracieuse que moi, on ne s’y trompe pas si on y prend garde : regardez ses cheveux, luisants et sains. tout mérite de cette étonnante perruque arrivée d’Angleterre, car la pauvre… eh bien la pauvre, je sauvegarderai son secret. Bref, la voici sauvée ! Et puis sa jolie silhouette élancée, souple, droite, seuls les artifices d’un corset renforcé pouvaient l’en parer, vous voyez je n’ai que ce que la nature m’a parcimonieusement donné… Et il n’est un secret pour personne que son haleine – pardonnez-moi ma franchise – vraiment pestilentielle soir et matin est sous contrôle depuis qu’elle mâche des bâtons de réglisse. Oh non cher monsieur Bettonville-Flémalle, ne vous y trompez plus, Mademoiselle Emilie fait bien meilleur effet qu’une humble fille de cuisine… »

 

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S
Jalousies et malices ! Bien trouvé. Un chouette texte !
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M
J'aime beaucoup le style. J'aime beaucoup la chute.
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E
Pas si bête notre Jeannette...
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C
@ Christine, pas de titre pour ce texte ?
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C
Non, pas a priori...
C
Et toc! Et tout en finesse ...
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A
Je ne devrais pas mais j'adore la chute de cette histoire ! En effet, le choix va encore être difficile !
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P
Oh oh ! Pas mal trouvé ! Le choix va encore être difficile !
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