"Et si tout n'était qu'illusion?" Texte 2
MES ILLUSIONS
Sourires, bisous, petits compliments, gestes de bienveillance, tout cela ne serait-il que des mirages perçus par notre cœur ? J'aurais pu me sentir appréciée par la famille Mazin et par mes collègues sans jamais remettre en question leur bonne foi. J'étais de leur monde, j'avais des intérêts proches des leurs, nos cercles de relations se chevauchaient. Et pourtant…
Je venais de fêter mes trente ans lorsque ma cousine Léa m'annonça qu'elle avait récemment rencontré Zoé Mazin et ma collègue Jade lors d'un vernissage à la galerie Psyché située à deux pas du bureau. Elles étaient toutes deux occupées à cancaner et l'avaient invitée à se mêler à leur bavardage en lui demandant son avis à mon sujet.
"Bonjour Léa. Nous parlions justement de ta cousine Stéphanie. Ne trouves-tu pas toi aussi qu'elle est trop spontanée, trop impulsive et qu'elle s'habille de manière trop excentrique, un peu à la façon d'un clown, comme ce personnage de la collection d'art brut devant lequel nous nous trouvons en ce moment ?" avait dit Zoé. Zoé et Jade, qui me complimentaient si gentiment au sujet de mes choix vestimentaires et de mes audaces, avaient ensuite beaucoup ri en évoquant certaines de mes remarques futiles liées à mon caractère fonceur. Elles n'avaient bu selon Léa qu'un tout petit cocktail. Un tout petit cocktail pouvait-il conduire à se contredire ? C'est à partir de cette période que je commençai à être plus vigilante, à me questionner sur les apparences et sur le réel. Mais je n'en parlai à personne, même pas à mon époux ou à ma mère.
Tout au long des années qui suivirent cette révélation, j'en étais venue à une méfier des trop grands sourires, des trop beaux compliments, des bisous trop nombreux, des tapes trop amicales sur l'épaule ou dans le dos.
J'avais un peu plus de soixante ans lorsque j'avais constaté qu'il m'arrivait de ranger occasionnellement des objets dans des endroits inappropriés et de manifester des trous de mémoire. Je formulais aussi plus difficilement un jugement quand on demandait mon opinion concernant un film ou un livre par exemple, je mettais plus de temps pour me décider. J'avais ainsi choisi de prendre ma retraite anticipée sous prétexte d'être mal à l'aise avec les nouvelles technologies. J'avais continué à vivre chez moi, sans rien avouer de mes constations et de mes préoccupations à mon mari, et j'avais engagé à temps partiel une aide-ménagère dans l'espoir d'éviter de grosses bévues. J'avais parfois comme des flashes de parfaite lucidité. Je me demandais alors quelle était la part d'illusion et celle de réalité dans mes sensations ainsi que dans ma conscience. Qui étais-je vraiment ? Cette femme qui chantait, qui riait de ses erreurs, qui se montrait généreuse et gaie ou cette personne sceptique, mélancolique, qui pleurait en cachette en constatant qu'elle changeait ? Mes perceptions étaient troublées comme peut l'être l'eau après un bain, comme le sont les paysages sous le brouillard ou sous un soleil éblouissant.
J'eus un jour l'idée de demander à ma cousine Léa de chercher à connaître de nouveau l'avis de Zoé Mazin à mon propos. Malgré une mémoire défaillante restait, en effet, au fond de moi la blessure des confidences reçues l'année de mes trente ans, cette blessure était encore là pareille à celle occasionnée par une écharde restée dans la chair. Léa remplit sa mission… Apparemment Zoé affichait la même opinion qu'autrefois, elle ne semblait pas avoir observé de réels changements. Et pourtant, oui pourtant…
Que penser de la perte de mes initiatives et de mes prises de position plutôt originales ainsi que de mes défauts de mémoire ? N'étaient-ils qu'illusions perçues par moi seule ? En se voilant la face quant à mes manques, les autres s'épargnaient-ils de devoir affronter la perception de leurs propres failles ?