Texte 9 sur le thème de la magie pour le 3e hors série de la revue
La vraie magie des fiançailles…
Il était sur le manteau de la cheminée, aux abois, impatient d’agir. Caché dans la calebasse décorée que Micheline avait ramenée du Burundi. Il était là avec ses autres trophées de vacances : un vase navajo, deux bougeoirs de lave dont elle ne savait plus exactement la provenance car c’était un cadeau, un petit masque de sorcier sénégalais, une boite d’écorce de bouleaux du Québec et autres choses souvent colorées. Ça donnait lieu à pas mal de conversations quand elle recevait, et lui permettait de faire ses petits exposés instructifs l’air de ne pas s’y complaire.
Et lui donc, il attendait son moment. Il suffirait qu’on le dépoussière en insistant sur le tambourinaire, entre le tambour et le genou fléchi. Juste là. Alors il serait libéré et pourrait s’amuser. C’est qu’on ne lui avait pas donné ce pouvoir pour rien, après tout, et il avait hâte d’user de ses talents. L’ennui était que Micheline, bien évidemment, ne faisait pas le ménage elle-même – non mais… faut pas pousser, quand même ! – et que Bébette, sa dame dépoussiéreuse et moustachue, avait cessé d’être méticuleuse depuis que Madame ne contrôlait plus de la pointe du doigt dans tous les recoins. Elle passait bien le chiffon sur les calebasses mais jamais en-deçà de la panse, et le genou du tambourinaire était un poilichon plus bas.
Cependant, la patience vient à bout de tout, et le soleil se leva enfin sur le grand jour qui n’était autre que celui de la réception de fiançailles de Marguerite, la fille de Micheline, avec Ambroise, un jeune homme très titré que ce soit à la bourse qu’au catalogue de la noblesse belge. Plumeau, chiffon, cire, peau de chamois… Bébette semait de discrètes gouttes de sueur ça et là, celles qui naissaient à la base de sa moustache et en tombaient après une petite hésitation. Il faut dire que Marguerite se fiançait en pleine canicule, ce qui n’était pas très gentil pour le personnel, mais bon…
C’est dans cette chaleur de hammam qu’Abram Kad’Abram fut libéré. Il se rua, encore titubant et testant ses pouvoirs, sur la brave créature en nage qui poussa un cri de cormoran : elle avait senti, nettement senti, une paire de mains sur ses seins, et même un rassemblement de bouts de doigts lui pétrissant les mamelons. La calebasse lui échappa des mains, Micheline pointa un regard suspicieux et rejeta les explications haletantes de la malheureuse par un « allons Bébette, ne perdez pas de temps avec ces sottises, il n’y a personne ici, ramassez la jolie calebasse et continuez, nous n’avons pas toute la journée, les fleurs seront livrées dans deux heures et mon coiffeur va arriver… ».
Ceci dit, Abram Kad’Abram avait pris goût à palper ce large corps moite et généreux de formes, et s’enhardit à bien des découvertes, avec ma foi une certaine adresse instinctive, qui fit que la canicule et ce qui pouvait s’apparenter à d’adroits préliminaires eurent raison de sa raison : Micheline eut à la faire remplacer par la vieille gouvernante de Marguerite, Bébette ayant été retrouvée allongée sur le marbre du vestibule, nue – et franchement, personne n’en demandait autant – psalmodiant quelque chose qui ressemblait à encore, abracadabra, encore… L’ambulance vint la cueillir en passant par derrière comme suggéré, tandis qu’on commençait à réceptionner les fleurs par l’entrée principale.
Abram Kad’Abram riait de toute sa glotte, assis à présent sur la table à café. Il attendait de voir ce qui le tentait comme attraction suivante. La vieille gouvernante n’était pas intéressante, rien à pincer ou palper, tout était lyophilisé depuis longtemps. Elle ne transpirait même pas. Un vrai morceau de pemmican. Et une haleine de charognard.
Sa patience, une fois de plus, se vit récompensée. Une journée magique, vraiment. Il s’empara de la voix du futur beau-père, un distingué presque vieillard ventripotent, pour tonitruer des chansons à boire, révéla qu’il « sautait la jeune cuisinière depuis des années », vérifia le décolleté de Micheline qu’il commenta d’un « ooooh, la vallée d'Ötztal » et pinça les fesses de sa future belle-fille avec la fougue d’un babouin.
Ensuite Abram Kad’Abram imposa une danse folklorique autrichienne aux jeunes serveurs et serveuses engagés pour l’occasion, avec de bruyantes claques sur les cuisses, du jodle (le chandelier de cristal en perdit quelques pendeloques) et des jeunes femmes tournoyant dans les airs à l’horizontale au bras des garçons, renversant verres, plats, bibelots et sacs à main au passage.
Marguerite se distingua en grimpant sur la table pour réciter des contrepèteries douteuses, explorant son nez de l’index et l’essuyant à son corsage. Micheline en vomit ses trois coupes de champagne sur le tapis crème, et Abram Kad’Abram n’avait rien à y voir, cette fois.
Une bande de souris passa en courant sur la table et se mit à grignoter les petits pains en semant un chapelet de crottes, le frère du fiancé fut saisi de flatulences sonores et odorantes et s’exclamait « oh, celle-ci est encore meilleure ! Écoutez donc celle qui arrive ! ».
L’ambulance dût revenir par la porte arrière pour emmener la mère du fiancé, prise de délire : elle voyait un homme nu et grimaçant assis sur la calebasse du manteau de cheminée. Un invité se retrouva enroulé dans deux rouleaux de papier WC et on dût démonter la porte pour le sortir de la salle de bain. Deux petits cousins jouèrent aux gremlins et mordirent à sang tous les mollets des convives de la table près de la fenêtre.
Au final, les fiançailles furent rompues, tant les deux parties avaient de choses à se reprocher, et la réception se termina sans que le solitaire ne resplendisse au doigt de Marguerite, ce qui fut à la fois un bien et un mal : le diamant était remplacé par un pois cassé, mais Ambroise le garderait précieusement pour la prochaine fiancée qui en aurait la surprise. Abram Kad’Abram, pour dire la vérité, ne comprit rien à leur décision : il s’était follement amusé, ces gens ne savaient pas rire.
Un peu las de toute cette excitation, il réintégra sa calebasse, sachant que tout vient à point à qui sait attendre. I’ll be back ! dit-il aux rares participants encore lucides mais hébétés, mais il dut bien se rendre tristement à l’évidence : ils ont des yeux et ne voient point. Et Il n’est de pire sourd que qui ne veut entendre.
C’étaient des évidences bibliques et de traditions anciennes…