Acte 3 - Texte 2

Publié le par christine brunet /aloys

Mademoiselle Gudula von Eiffel descend la rue de son pas ample, sans jamais glisser sur les gros pavés, évitant d’instinct ceux qui se sont inclinés, ceux qui veulent s’échapper. Ses pieds agiles, bien serrés dans des chaussures à lacets, confortables et hideuses, suivent sans faiblir toutes les irrégularités. Sa jupe grise bat ses mollets maigres gainés de coton anthracite. Elle s’arrête devant la vitrine de Le Pétrin d’antan, la boulangerie-pâtisserie qui attire même les gens de la grande ville voisine, des bobos au parler pointu qui aiment tant la vie simple et les produits du terroir, les gens authentiques déconnectés des horreurs du monde. Elle prendra la croustade d’abricots, c’est ça !

Elle entre, souriant à Marie-France, toute prise par l’emballage d’une tarte noisettes-rhubarbes sans gluten pour une dame en tenue de dame à la campagne, le tout ultra-griffé et parfaitement repassé, les lèvres turgescentes comme un doughnut qui aurait trop levé. Elle lance un regard tout d’abord indifférent à Gudula, puis à la fois séduit et amusé. On trouve des gens si bizarres encore à la campagne de nos jours, à un jet de pierre de la civilisation, hi hi hi ! On dirait la Baronne Trapp, hi hi hi ! Mademoiselle, pouvez-vous mieux faire gonfler le ruban, voire en ajouter un d’une autre couleur et les mélanger pour faire joli ? Sans vouloir vous déranger bien entendu… Retour à l’observation de Gudula : mais d’où sort-elle, celle-là ? On n’est quand même pas au Bagdad Café, hi hi hi ! Son chapeau, c’est d’un ri-di-cule ! Quand je vais la décrire à Marie-Alvine et Philippa sur le roof top de Gontrand, on aura encore mal partout de rire ! Soit dit en passant, je dois faire attention à mes lèvres et apprendre à rire sous cape… Mademoiselle, quel désastre, le jus a coulé dans l’angle de la boîte, vous pouvez m’en mettre une autre ? Je ne veux pas vous ennuyer, mais je l’apporte à des gens très exigeants, et… Merci, vous êtres vraiment très aimable, quelle différence avec la ville, vous n’avez pas idée de la vie paradisiaque que vous savourez ici… Mais vraiment, d’où sort-elle ? Ce chapeau avec la touffe de poils de sangliers, la plume de faisan et je ne sais trop quoi d’autre comme plumettes, dans ce petit cabochon d’argent… et le chemisier blanc plissoté, oh ciel quand je vais leur raconter ça…  

Gudula attend, droite comme un piquet de barrière. Elle ne les connait que trop bien, ces bobos-ethnologues au jugement bienveillant. Tout le village les connaît. Comme tout le village la connaît : eh oui, elle y est restée à la fin de ses vacances en camp de jeunesse cinquante ans plus tôt, étant tombée amoureuse du petit Léon et des montagnes. A la mort du petit Léon, écrasé en bicyclette par un citadin qui ne s’était pas arrêté, elle était restée. Une fois par an elle retournait dans sa famille et en revenait avec chapeaux, bas, jupes et chemisiers, loden et énergie. Et tout le monde l’aimait, la gentille petite Allemande du petit Léon. Qui n’aurait pas fait de mal à une mouche. Elle cultivait légumes et quelques fruits et, avec une rente de sa famille, vivait sans privations ni luxe.

Elle observe la dame à la campagne, sa casquette de baseball au logo chic, son sac à dos à garnitures de cuir d’autruche, son pantalon training blanc ostensiblement griffé… Avec un clin d’œil à Marie-France, elle détache le cabochon et les plumes du ruban de son chapeau, et libère la plume de faisan dont la tige est en métal. Elle dévisse légèrement l’embout, et puis, dans un geste d’habituée, fait jaillir des gouttes minuscules de son vitriol maison, hop hop hop sur le sac, le haut de la casquette, et l’arrière du training. Puis remet tout en place dans le chapeau, les joues roses d’un amusement croissant. Marie-France aussi a un petit gloussement qui conforte la dame à la campagne dans l’idée qu’ils sont tous un peu givrés, là. Elle franchit la porte, célébrée par la clochette au son pur, et déjà un peu de fumée l’entourant dans la fraicheur du matin, un matin à la campagne…

Publié dans concours

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C
Ah oui, c'est comme ça, c'est la vie:D
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P
Hihi , vaut mieux lui plaire à mademoiselle Gudula !
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S
Du vitriol au goût de miel....
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A
La juste dose de vitriol... Ha ha ha ! Trop drôle, j'adore !🤣
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P
Des gens comme ça, il n'en existe...qu'à Charleroi, je pense.
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