Jacques DEGEYE : "j'écris toujours contre"
« Ce soir-là, il faisait froid. Glacial.
Et si personne ne mettait le nez dehors ?
Le premier entra. Du baume au coeur : je ne serais pas seul !
La salle se remplit.
Les lecteurs n'étaient pas engourdis.
Mieux : ils répondaient à mon appel.
J'allais leur donner des raisons d'espérer. »
Ce jour là ? C'était le 10 décembre à Rochefort... Une présentation de son livre "Délivrance" devant les lecteurs/auditeurs de la bibliothèque communale.
Il va y parler de sa démarche d'auteur et du sujet du livre : la mort volontaire.
J'aurais bien aimé y être...
Allez, je m'imagine les lieux, les gens, l'ambiance... Le suicide... Drôle de sujet qui met mal à l'aise... Alors, je me concentre et je cherche à comprendre. Il arrive et les conversations cessent. Il se présente brièvement puis commence par répondre à une question que tout le monde se pose...
Pourquoi avoir choisi un sujet si noir alors que l'on vit dans un mode si troublé ?
En premier lieu, je veux lutter contre l'oubli.
Le suicide n'a plus mauvaise presse. Il ne suscite plus ni la réprobation générale ni la honte. Mais méfions-nous de l'eau qui dort ! En vérité, le suicide continue de nous déranger et de nous choquer. Pourquoi ? Parce qu'il contredit une de nos valeurs de base : la vie. La vie en elle-même est une valeur et une valeur précieuse, chacun le sait. La mort sous toutes ses formes nous fait horreur, et c'est bien naturel. La mort volontaire, davantage encore, parce qu'elle est considérée comme une chance perdue, un gâchis.
De plus, nous assimilons un homme ou une femme qui se suicident avec leur geste fatal. Et si nous ne réagissons pas de cette manière, à tout le moins nous donnons un sens à leur vie et même à leurs réalisations ou à leurs écrits en fonction de l'acte final. Le suicide devient alors leur signature.
C'est cette tendance que j'ai entrepris de combattre, en partie dans Meurtre en Ardenne et entièrement dans Délivrance. Je veux garder la mémoire de toutes ces personnes qui n'ont pas démérité, qui ont beaucoup donné, qui ont souffert et qui se sont estimées souvent incomprises.
Je dédie cette présentation à la mémoire d'un proche – un collègue– qui s'est donné la mort, il y a quelques années. Je la dédie également aux autres désespérés. Je la dédie enfin aux centres de prévention qui sont à leur écoute et qui essaient de leur rendre des raisons de vivre.
En deuxième lieu, ce livre et les précédents, Le monde de Jonathan et Meurtre en Ardenne, témoignent de mon affection pour mes personnages.
Rien d'original à cela, me direz-vous ! Tout auteur a de la tendresse pour ses personnages. À cette différence près qu'ici, il s'agit de personnages dont la douleur, à un moment donné, fut très aiguë. De personnes victimes de compulsion, d'anorexie mentale, d'angoisses, frappées d'une solitude extrême, atteintes dans leur honneur. De personnes qui sombrent dans un alcoolisme suicidaire ou dans d'autres addictions fatales. Victimes d'elles-mêmes, de leur famille, de leur clan, voire de la société.
L'existence de ces personnes et des personnages de fiction – qui finissent par se confondre, tant la vie est un roman – reste une énigme. Un roman ou des nouvelles n'expliquent rien. Ce n'est pas leur mission. Ils décrivent, tracent des portraits, posent des questions.
Tous mes personnages sont des êtres débordant de désirs et de talents, des êtres pleins de vie. Ce sont également des êtres complexes et leur comportement est souvent ambivalent. Il y a ceux que vous connaissez, mais que vous découvrirez autrement : Romain Gary, Romy Schneider, Marilyn Monroe, Diane Arbus, Ernest Hemingway, Virginia Woolf, Vincent Van Gogh... et bien d'autres. Il y a ceux que vous ne connaissez pas encore : mes personnages de fiction : Alexia, Alban, Stephen George, Patty Schoenberg, Michael Appelbaum, John Middleton, etc... Enfin, ceux qui se situent entre fiction et réalité.
Vous les découvrirez à travers leur langage propre. Délivrance privilégie le style direct, celui du théâtre et des romans.Avec humour et ironie. Rien de mortifère donc.
3- L'écriture requiert d'avoir tous les sens en alerte. Le premier est la vue. Mais c'est plus que la vue.
Plus que la vue, c'est la vision, plus exactement une vision. En d'autres termes,une façon de percevoir le monde.
Deuxièmement, c'est une représentation imaginaire, une hantise, celle d'un monde qui est à la croisée des chemins et qui pourrait chavirer. C'est le sens de ma dernière nouvelle. Il y a dans cette nouvelle, qui s'intitule Patty Schoenberg, du nom de son héroïne, tout à la fois la description d'un monde en perdition et des raisons d'espérer.
Ici, j'associe des personnages historiques à des personnages de fiction. Peut-être est-ce ma marque de fabrique ? Celle d'un romancier qui n'en demeure pas moins historien.
Cette mixité-là, que j'assume, s'accompagne d'une mixité des genres : nouvelles, poésie, roman. La littérature est hybride. C'est une richesse plutôt qu'un appauvrissement.
Enfin, il y a une continuité entre les histoires racontées dans le présent recueil. Cela signifie que des personnages réapparaissent dans d'autres parties du livre et qu'ils nous apportent d'autres éclairages.
4- "Le pourquoi du pourquoi" : les causes premières des suicides.
À la lecture des écrits intimes de Marilyn MONROE, qui viennent d'être publiés en octobre dernier dans 14 pays (les Éditions du Seuil pour le monde francophone), on devine comment l'actrice en est venue à se suicider. À moins, bien sûr, que l'on penche pour la thèse du meurtre, ce que d'aucuns défendent non sans arguments.
Quelques mois avant sa mort, le 8 juin 1962, Marilyn avait quitté le tournage deSomething's Got to Give, un film de George Cukor, qui est resté inachevé à la suite de la mort de l'actrice.
Marilyn a gardé les stigmates de son enfance, une enfance sans père et la plupart du temps sans mère, une enfance triste. Elle s'était mariée à l'âge de 16 ans pour échapper à l'orphelinat. Elle est restée cette enfant peureuse, angoissée.
Son autre face, ce sont ses rôles au cinéma. Elle a tout donné dans l'interprétation de ses personnages. Pour se perfectionner, elle qui était une autodidacte, elle a suivi les cours privés de Lee Strasberg et ceux de l'Actors Studio de New York. C'est justement Lee Strasberg qui avait tenu les propos suivants en sa présence : « il n'y a que la concentration entre l'acteur et le suicide. » Or Marilyn perdait toute concentration lorsque la caméra entrait en action : « Alors je me sens comme si je ne faisais plus du tout partie de l'humanité », (Fragments, p. 217.), écrit-elle à Lee au début de l'année 1956.
Perdant sa concentration et désertant les lieux de tournage (le travail comme anti-dépresseur puissant), prisonnière de son enfance malheureuse, prisonnière d'elle-même, Marilyn ne pouvait que sombrer. Ce fut la nuit du 5 août 1962. Elle avait 36 ans.
Marilyn n'était donc pas que cette blonde magique, cette femme sulfureuse qui fait fantasmer les hommes. Elle s'interrogeait sans fin sur elle-même. Elle lisait. Elle écrivait aussi, ce que beaucoup ignoraient. Ses textes révèlent sa vision poétique du monde, sa grande lucidité sur elle-même, jusqu'à la mésestime... et sa fragilité.
André MALRAUX écrit très justement dans La Voie royale : « Celui qui se tue court après une image qu'il s'est formée de lui-même : on ne se tue jamais que pour exister. » Image de soi, soif de reconnaissance, recherche incessante de sa liberté.