Texte n°5 concours SF

Publié le par christine brunet /aloys

LA PORTE DU JARDIN

 

En quelques mois, ma vie a été bouleversée. Tout d'abord, la marraine de mon mari Christophe lui a offert son joli manoir entouré d'un domaine arboré situé à l'entrée de la ville. Nous y avons emménagé assez rapidement car nous avions trouvé une personne intéressée par la location de notre appartement, idéalement situé au cœur de la cité. Nous étions à peine installés que Christophe a gagné au loto, un lot de rang un, une somme colossale !

 

Fini pour lui de trimer à la banque, fini pour moi de travailler à temps plein. Si j'ai souhaité garder un travail à mi-temps, c'est parce que ça me plaisait et que l'ambiance à l'école était vraiment chouette.

 

Christophe a fait réaliser quelques aménagements et restaurations dans le manoir et s'est découvert une mission de mécène. Il a fait appel à Lionel Bause, un jeune artiste plein de promesses, pour remplacer les portes du rez-de-chaussée et agrémenter le domaine de quelques sculptures.

 

Aujourd'hui, les portes de Lionel, en bois et bronze, ont remplacé les vieilles portes en bois peint. Aujourd'hui, Lionel vient de placer à la limite entre le jardin d'agrément et le petit bois, une magnifique sculpture en forme de porte posée sur un socle constitué d'une plaque en bronze de quatre centimètres d'épaisseur. L'œuvre s'appelle simplement 'l'ouverture sur le paradis'.

 

De la fenêtre de notre chambre à coucher, au premier étage, je peux admirer cette œuvre grandiose. Quand l'architecte de jardin aura, lui aussi, apporté sa patte, je suis certaine que tout cela sera merveilleux…

 

Aujourd'hui, je ne travaille pas et je rêve en regardant cette porte dont le nom évoque pour moi tant de choses. J'imagine une danseuse étoile évoluant là sous mes yeux, à cet endroit précis qui sépare le jardin à l'anglaise de la végétation sauvage. Si je faisais part de ma pensée à Christophe, il aurait probablement l'idée de faire appel à une école de danse pour jouer un spectacle dans le jardin. Comme je déteste tout ce qui risque peu ou prou de bouleverser ma vie, je ne lui en dirai donc rien.

 

Au bout de quelques mois, j'ai déjà la nostalgie du temps où nous occupions notre appartement que j'entretenais seule, où je bavardais avec des voisins quand je les rencontrais dans l'ascenseur, sur le marché ou en rue. C'était le temps des liens sociaux riches et variés, de la simplicité, de l'activité débordante, des commerces de proximité.

 

En fin d'après-midi, je vois Christophe, en tenue de jogging, qui contourne la porte sculptée et s'enfonce dans la végétation où, bientôt, il disparaît de ma vue. Une heure plus tard, il me vante la beauté de ce petit bois.

 

Le lendemain, en rentrant de l'école, je marche jusqu'à la porte. Je l'examine. J'analyse la finesse de chaque relief, des animaux sauvages et de la végétation tropicale luxuriante qui y sont représentés. Plutôt que de la contourner comme je l'ai vu faire par mon époux, son frère, mes neveux ou le jardinier, je me suis avancée droit devant elle pour l'admirer de très près. Je me penche, je trébuche contre le socle et pour éviter de tomber, je pose les mains à plat sur un panneau sculpté qui s'ouvre sur un monde de lianes, de lémuriens, d'arbres aux essences exotiques. Je me hasarde un peu vers les profondeurs de verdure. Je m'écorche légèrement les jambes et les bras. Je pousse de petits cris auxquels répondent les sonorités joyeuses émises par les bêtes. L'air embaume des parfums de fleurs, les animaux courent comme des enfants espiègles. C'est tellement inattendu que mon cœur s'emballe. Oui, j'ai peur, très peur, je tente de rebrousser chemin mais mes jambes et mes bras ne m'obéissent plus et lorsque je parviens à grand-peine à toucher le bronze, la porte ne réagit pas à la pression. Je reste tétanisée, incapable de faire quelques pas ni à gauche ni à droite.

 

Soudain, un des lémuriens me touche et me tire sur le côté. Une violente rafale de vent souffle et je me retrouve enfin dans mon jardin à l'anglaise qui est resté habité du calme que je lui connais !

 

Je cours vers la maison. Je suis en transpiration lorsque j'atteins le hall d'entrée. Je hurle : "Chris, il y a des singes dans le petit bois. Il faut les faire partir, tout de suite !" Il vient à moi d'un pas nonchalant : "Où ça chou ? Je m'y promène tous les jours, je n'ai jamais vu qu'un lapin ou un lièvre…"

 

Chris, sceptique comme à son habitude, zen comme il l'est depuis que nous avons quitté le centre ville et moi, paniquée. J'entends juste le bruit des battements de mon cœur, je me rappelle ce que j'ai vu quelques minutes plus tôt, je crois ma dernière heure arrivée et mon époux demeure indifférent !

 

Je bredouille : "C'est vrai, je le jure. Appelle les responsables d'un zoo ou d'un cirque, pour demander un conseil ou une aide. Ne reste pas là, fais quelque chose… En plus, il y a des arbustes piquants. Regarde ma peau est toute éraflée."

 

Alors d'un pas lent, en pantoufle et bermuda, Christophe s'avance vers 'l'ouverture sur le paradis' et la contourne. Je le suis des yeux. Après un temps qui me semble bien long, j'entends la voix de Chris : "Il n'y a qu'un merle. Un oiseau au bec jaune, c'est bien un merle, hein ? Il n'y a que des arbres normaux. Je vais retourner lire mon journal."

 

Moi qui l'ai suivi d'assez loin, je marche à un rythme lent et me suis encore dans le jardin d'agrément où je bougonne un bon moment. Lorsqu'il est à ma hauteur, je balbutie "Ce n'est vraiment pas possible !" Lui reste immobile, impassible face à moi… À cet instant-là où je le sens imperméable à mes paroles, ma colère prend le dessus.

 

Furieuse de n'être pas prise au sérieux, je lui prends la main, l'entraîne, pousse la fameuse porte comme je l'avais déjà fait par accident, elle s'ouvre à nouveau et je reçois un régime de bananes sur la tête. Chris qui a lâché ma main, promène un regard amusé autour de lui. Il me dit juste, un grand sourire au bord des lèvres, "Tu vois, chou, il n'y a rien. Rien que des hêtres, des petits oiseaux…" Moi, je ne vois que des lianes et de facétieux lémuriens. Je pourrais tendre la main pour les toucher si la peur ne m'empêchait pas d'agir. Je suis toute tremblante et je me sens fiévreuse.

 

"Tu as l'air bizarre. Viens te reposer, chou". Chris me prend par les épaules et me conduit vers la maison en prenant soin d'éviter la porte. Ma respiration est saccadée. Lorsque nous nous trouvons à quelques mètres de la terrasse, je suis plus ou moins apaisée. Il me lâche et se penche pour ramasser des pétales de fleurs fanées. Je suis décontenancée, c'est ainsi que mon pied heurte une bordure de parterre, que je tombe et que je plonge la tête la première dans le parterre de roses. Je pleure… Sous mon corps, la terre a une odeur de vomi. Entre mes larmes, je vois l'herbe à quelques pas de moi, livrer passage à un serpent. Je crie : "Un serpent !" Mais lui, l'homme, le protecteur, dit seulement : "C'était une couleuvre à collier, bien inoffensive !"

 

Je l'entends qui s'éloigne en essayant de contenir ses rires… Je l'entends se moquer, dire : "Toi, tu n'es pas faite pour vivre à la campagne !" mais les larmes qui brouillent ma vue m'empêchent de le voir.

 

De retour à la maison, nous nous asseyons l'un à côté de l'autre dans le canapé. Chris, redevenu sérieux, frotte mon pantalon et essuie mon visage sur lesquels il y a encore quelques traces de terre. Il m'enveloppe de ses bras, me couvre de petits baisers, me serre contre lui, murmure : "Tantôt, tu étais d'une telle pâleur ! Tu avais des yeux de malade. Franchement, durant quelques secondes, je me suis inquiété… T'es vraiment une fille de la ville…"

 

Nous buvons un café et puis les heures passant, la crainte du ridicule et la honte se mêlant, je demeure troublée sans oser en souffler mot.

 

Depuis l'incident, j'ai remarqué que les portes gravées par Lionel Bause étaient toutes différentes, que chacune annonçait les activités propres aux lieux où elles menaient. Ainsi sur celle de la cuisine n'y a-t-il pas quantité de fruits et de légumes, sur celle du salon, des livres et des instruments de musique ?

 

Sous le prétexte de faire connaître Lionel Bause par le grand public, j'ai supplié Chris d'offrir la porte du jardin à un musée. À contrecœur, par amour pour moi, il a accepté mais je continue d'éprouver de l'appréhension à me promener au fond de la propriété. À la vérité, je n'ai plus jamais dépassé les limites du parterre de rosiers.

 

Il y a peu, j'ai entendu Chris raconter l'incident lié à 'l'ouverture sur le paradis' à son frère. Ce jour-là, les gloussements idiots des deux hommes, m'ont convaincue que j'étais condamnée au silence.

 

Je regrette de plus en plus, mon appartement et sa belle terrasse où poussaient des géraniums, du basilic, des fraisiers et de l'estragon. Mais cela c'est une autre histoire. Il n'existe, je crois, aucun moyen de revenir en arrière…

Publié dans concours

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E
<br /> <br /> C'est vraiment bien, et laisse la porte ouverte à toutes les interprétations...<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Et non, ce n'est pas moi... mais oui, c'est féminin (ou alors c'est Louis Delville qui aime mystifer son monde...)<br /> <br /> <br /> Mon vote reste pour la nouvelle numéro 1, celle du gastronome.<br /> <br /> <br /> <br />
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A
<br /> <br /> L'auteur fait preuve de beaucoup d'imagination au départ d'une porte sculptée. Dommage qu'elle découvre l'enfer et non le paradis, mais c'est parce qu'elle voit ce que d'autres ne voient pas.<br /> <br /> <br /> Pour le moment, j'hésite entre le texte n° 1 et le n° 3. Je vais lire le n° 6 si l'orage ne coupe pas ma connexion et je fais un choix définitif et irrévocable, Monsieur le Juge !<br /> <br /> <br /> <br />
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C
<br /> <br /> La porte du jardin. L'irréel l'emporte sur le réel. Il est plus réel que le réel. Ce récit a été écrit de façon magistrale. Les réels comme ce<br /> mari ayant les deux pieds sur terre ne comprendront jamais les irréels qui souffriront en silence comme sa femme. Ce qu'elle a vu est plus réel que la couleuvre. Pourquoi son mari l'a-t-il ignoré<br /> ? Quelques baisers suffirent à étouffer, voire piétiner, son vécu à elle.<br /> <br /> <br /> C'est un des plus beaux textes que  j'ai lus dans ma vie.<br /> <br /> <br /> Mon commentaire est réel.<br /> <br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> Chouette nouvelle. Je pense ausi à Edmée. <br /> <br /> <br /> <br />
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A
<br /> <br /> Très joli... Sacrée plume là aussi... Je reste sur mon vote numéro 2 mais... on verra demain en relisant tout au calme...<br /> <br /> <br /> <br />
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B
<br /> <br /> Edmée ? Vu la richesse et la brillance du texte ? Une femme en tous les cas...<br /> <br /> <br /> La barre est très haute, pour toutes et tous ?<br /> <br /> <br /> Je reste ferme: je vote puor le 3<br /> <br /> <br /> <br />
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L
<br /> <br /> Celle ci est vraiment géniale aussi, autant que le texte n° 4, il faut que je relise tous les textes, avant de voter.<br /> <br /> <br /> J'ai hâte de lire le dernier texte<br /> <br /> <br /> Bises à tous et bon week-end<br /> <br /> <br /> <br />
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C
<br /> <br /> Avant-dernière nouvelle... demain, il faudra voter !<br /> <br /> <br /> <br />
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C
<br /> <br /> Je vote texte numéro 1<br /> <br /> <br /> Celui-ci est très bien écrit aussi...Après les six textes publiés, je relirai tout ça car le deux n'était pas mal non plus ; mais je préfère le un<br /> <br /> <br /> <br />
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P
<br /> <br /> Malgré la qualité de ce texte et l'ambiance que l'auteur a su mettre dans son récit, je reste sur ma position : texte 3.<br /> <br /> <br /> Bon weekend.<br /> <br /> <br /> <br />
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