Texte n°6 concours nouvelles fantastiques
LE CHEVAL EN GRANIT
Quand j'entre avec Damien, mon neveu, dans la galerie 'Kaléidoscope', je suis accueillie par Gabriel qui y expose en compagnie d'autres jeunes artistes et par la propriétaire, Virginie Masson. Tous deux sont d'anciens condisciples du lycée.
Il fait chaud, le conditionnement d'air est en panne et Virginie a laissé la porte extérieure ouverte. Malgré la touffeur, Damien se met presque aussitôt à courir dans tous les sens comme s'il s'était trouvé dans un jardin ou un hall de sport. Puis, il papillonne, allant d'une sculpture à l'autre, d'une installation à l'autre, s'arrêtant devant les peintures abstraites ou les tableaux naïfs qui sont accrochés aux cimaises. Damien se comporte facilement comme s'il était en terrain conquis. C'est un des effets pervers de l'éducation laxiste que lui prodiguent ma sœur et mon beau-frère. Cet enfant, âgé de cinq ans, qui a été attendu près de dix ans, est véritablement un enfant-roi dont les parents excusent toutes les impolitesses et extravagances, et croient tous les mensonges.
D'abord, alors qu'il s'agrippe au cou d'une imposante oie en marbre, je regrette d'avoir accepté d'en assurer la garde. Toute tremblante, je bredouille à maintes reprises : "Fais attention, mon grand !"
Régulièrement, je jette un coup d'œil vers lui… Il ne touche qu'aux sculptures et cela me rassure à moitié. Aucun incident ne survient. Au bout d'un moment, je me détends enfin. J'en oublie presque la présence de mon neveu.
Je bavarde avec Gabriel et Virginie, lorsque le calme est troublé par un cri : "Il m'a mordu, il m'a mordu !" Damien est juste à côté d'un énorme chien en granit. Il tend l'index avant de se précipiter vers moi pour me le montrer. J'examine le doigt et ne remarque aucune rougeur, aucune griffure, aucune entaille. Rien. Je pose un baiser sur l'endroit désigné mais mon petit rituel reste sans effet ! "Tante Nanou, j'ai mal, j'ai mal… Le chien, il m'a mordu." Virginie à son tour s'intéresse à l'enfant, son verdict est clair : "Voyons, mon petit poussin, c'est de la pierre. C'est dur. Ce n'est pas doux comme un vrai chien. Viens avec moi, je vais te donner un bloc de feuilles et des marqueurs. Tu dessineras pendant que nous parlons." Virginie entraîne Damien qui continue à gémir : "J'ai mal… Le chien, il m'a mordu."
Damien reste assis quelques minutes au bureau de Virginie au fond de la grande pièce. Il dresse son index vers le plafond et je l'entends qui continue à pleurnicher. Gabriel, probablement agacé par ces sanglots qui n'ont rien à voir, me semble-t-il, avec un vrai chagrin ou une vraie douleur, décide lui aussi d'intervenir. L'air goguenard, il fait un clin d'œil et annonce : "Je vous quitte un instant, mes jolies. Mon père est médecin et ma mère infirmière, je dois avoir les compétences pour poser un diagnostic et s'il le faut guérir une blessure imaginaire. Je vais examiner ce fameux doigt !"
Je vois Gabriel se pencher sur l'enfant, je l'entends prononcer une formule dite magique, puis il revient vers nous, un large sourire aux lèvres. "Évidemment, il n'y a rien. C'est une lubie de gosse."
Damien s'est levé, il retourne avec colère près du chien. Il a les joues rouges, il crie. Il frappe la sculpture, il lui donne des coups de pied. Dérisoires réactions d'agacement d'un gamin gâté ! Que pourraient des petits pieds et des petites mains contre la pierre. Le voyant faire, je crie pourtant : "Damien arrête ! Calme-toi, tu risques de te blesser !" et Virginie, les joues en feu, va lui donner une gifle avant de le secouer, de le prendre par le bras et de le ramener de force au bureau. Au passage, elle inspecte sa sculpture. Rassurée, elle nous entraîne voir une installation composée de moulages de doigts en plâtre. Comme nous passons près du chien, je ne peux m'empêcher d'y jeter un coup d'œil. Stupéfaite, je remarque que quelques empreintes de pieds d'enfant sont nettement visibles sur le pelage de l'animal. Je hurle, un de ces hurlements pareils à ceux que provoque chez moi la présence d'une souris ou d'un rat. Et ce hurlement produit un effet immédiat sur Virginie qui examine de nouveau la sculpture et s'écrie aussitôt : "Oh ! Ce n'est pas possible ! Un tel chef d'œuvre de Morador. Un tel prix !" Elle caresse le granit : "Merde alors ! Tout à l'heure, je n'ai rien vu. Ce sale gosse n'a quand même une force de titan ? Et en plus, on sent bien les marques."
Je murmure : "Ce doit être une coïncidence. Il devait y avoir un défaut avant."
"Oui, c'est impossible qu'un gamin abîme du granit !" s'exclame Gabriel.
Je reprends : "Damien. Va t'asseoir au bureau et n'en bouge plus. On en reparlera avec tes parents, crois-moi ! Ils vont sûrement apprécier !"
Pendant ce temps, Virginie court chercher une petite brosse dans son arrière-boutique. Elle frotte énergiquement. Misérables poils de sanglier contre du granit ! Les marques restent ce qu'elles étaient. "Merde, merde, et merde. Il faudra bien que les parents me dédommagent !" hurle-t-elle.
Maintenant, Virginie, d'un pas rapide, regagne son cagibi en maugréant : "Je vais chercher une éponge !" Le fil de notre conversation est rompu. L'attention de Virginie n'arrive plus à se fixer sur autre chose que sur le désastre constaté. Gabriel n'a plus l'envie de détailler ses petites peintures naïves. Je n'ai plus l'esprit à l'écoute de mes amis. C'est alors que je pose le regard sur les flancs du chien. Plus aucune trace de pied n'y est visible ! Plus aucun stigmate de l'incident. Plus rien… Nickel !
"Regardez, les traces sont parties. C'est ce qu'on appelle la suggestibilité. C'est sûr, nous avons été victimes d'une illusion après avoir vu Damien qui frappait la sculpture. Encore un mystère de l'âme et du cerveau humain." Virginie s'approche avec son éponge à la main, rit à son tour : "J'ai une bonne assurance, un bon avocat mais j'aime mieux ça…"
Nous continuons notre conversation en parcourant la galerie. Damien reste installé au bureau. Virginie nous offre un café, elle dispose les tasses, les sachets de lait en poudre et de sucre sur le plateau. Damien en profite pour s'éloigner. En sirotant le breuvage, nous commentons l'incident, nous parlons de la fragilité de nos expériences sensorielles. Damien, quant à lui, sort une petite voiture de sa poche et la fait rouler sur le parquet en émettant des 'vroum, vroum, vroum' bien sonores et irritants.
"Damien, cesse de faire tout ce bruit, on ne s'entend plus, ici !"
Le gamin obéit et va s'asseoir plus loin, sur le pas de la porte. Il reste là, sans bouger, à observer le va-et-vient des voitures dans la rue et des piétons sur le trottoir.
Un quart d'heure plus tard, nous sentons un fort souffle de vent et entendons une sorte d'hennissement venant de l'entrée de la galerie. Immédiatement, j'appelle Damien mais il ne répond pas. Je regarde en direction de la sortie et m'aperçois qu'il n'est plus là où il se trouvait. Mon cœur bat très vite. Je crie : "Damien, Damien, cesse de te cacher… Damien ! Petit diable !" Virginie regarde elle aussi… Elle retrouve sa voix et hurle : "Mon Morador, mon Morador. Au voleur ! On a volé le cheval de Morador… Saloperie d'alarme qui n'a pas fonctionné. Quelle arnaque ces antivols !"
Je cours vers la rue. Il y a un attroupement sur le parking voisin. Tous les yeux des badauds sont tournés vers le ciel où un drôle d'animal chevauché par un gamin avance lentement pareil à un gros nuage.
Je crois entendre "hue, hue,…" tandis que la bête gagne peu à peu de l'altitude. C'est semblable à un rêve. À côté de moi, Virginie désigne l'azur de l'index et Gabriel profère un chapelet de jurons.
Tout ceci, c'est l'histoire de Damien, un enfant turbulent qui s'en est allé un après-midi de juillet et de la fugue d'un cheval en granit, œuvre magnifique d'un jeune sculpteur plein de promesse. Tout ceci marque la fin d'une amitié de vingt ans et le début d'une querelle familiale qui n'est pas prête de se terminer.
Tout ceci, c'est l'histoire d'un vol que la compagnie d'assurance refuse de dédommager et d'un système d'alarme sophistiqué qui n'a pas fonctionné.
Tout ceci, c'est l'histoire de Morador, un artiste qui mettait tellement de vie dans ses œuvres, qu'il ne pouvait en contrôler l'évolution et d'une enquête inaboutie menée par des hommes trop hermétiques à ce que la raison ne saisit pas.
Tout ceci, c'est surtout l'histoire de la disparition de mon neveu, un gosse gâté face auquel mon autorité était si ridicule…