Concours pour la Revue, Les petits papiers de Chloé : TERREURS NOCTURNES texte 3
1h13
Je me réveille en sueur. Il est 1h13 du matin. Pas besoin de regarder l’heure. Je sais qu’il est une heure et treize minutes.
Chaque nuit, je me réveille à la même heure en proie à des terreurs nocturnes. J’ai le front moite, les cheveux humides, le cœur qui bat beaucoup trop fort, la peur me broie l’estomac, j’ai le sentiment d’étouffer.
J’allume ma lampe de chevet, je m’assieds dans mon lit. Je me verse un verre d’eau que j’avale tout doucement. Je respire profondément, fais quelques exercices de respiration comme me l’a appris ma sophrologue. Quand mon rythme cardiaque s’apaise, je prends le livre qui m’attend sagement sur ma table de nuit et je lis quelques pages. Je me remets lentement d’un cauchemar que j’ai oublié.
Que se passe-t-il chaque nuit à la même heure pour qu’une telle terreur me réveille et me laisse en sueur ? Tout ça a commencé le jour où mon père a été officiellement porté disparu quelque part, en Afrique, dans une forêt infranchissable peuplée d’animaux tous plus dangereux les uns que les autres. Ça fait deux mois que ma mère et moi n’avons plus aucune nouvelle de lui. Son dernier SMS nous disait que tout allait bien, qu’il avait rencontré un peuple à évangéliser très réceptif, une sorte de tribu primitive tout à fait inoffensive qui l’avait accueilli à bras ouverts.
Ah oui ! J’oublie de vous dire que mon père est missionnaire. Sa vie, ce n’est pas sa famille ni ses amis, ce sont ces sauvages inconnus qu’il rencontre un peu partout dans le monde. Etant médecin de formation, il arrive chez ces gens avec ses remèdes et ses vaccins. Il se fait accepter avant de leur parler de Jésus et tutti quanti. Moi, la religion, je m’en tape. Mon père n’a jamais réussi à m’évangéliser. Ma religion à moi, c’est la vie, la joie, les amis, les rencontres, les voyages, la découverte du monde, pas des peuples qui y habitent.
Depuis le coup de téléphone du collègue de papa nous annonçant sa disparition dans la brousse, ma mère a sombré dans la dépression et moi, chaque nuit, je cauchemarde. Je vois une montre au cadran fêlé, je vois les aiguilles trotter comme si elles voulaient faire avancer le temps plus rapidement. Soudain, elles s’arrêtent. Il est 1h13. Je ne me souviens de rien d’autre, juste cette montre qui s’arrête.
Je suis allé en Afrique. J’ai traversé avec des guides locaux les immensités de la forêt à la recherche de mon père ou d’une trace qu’il y aurait laissée, mais je suis rentré bredouille. Mon paternel a disparu, tout simplement, comme un flocon de neige qui se pose sur une surface chaude. C’est comme s’il n’avait jamais existé.
Quand je suis rentré au pays, j’ai découvert la maison vide : ma mère avait été hospitalisée pour tentative de suicide. Elle ne peut vivre sans lui ! J’ai trouvé ça un peu fort de café ! Mon père n’a jamais été présent. Il devait être là le jour de ma conception, mais après ? Oui, il était là lors de mon baptême, des photos le prouvent. Il était là le jour de ma communion solennelle, mais il a dû repartir avant la fin du diner. Une urgence ! Un noir qui avait avalé de travers sans doute ! Il fallait qu’il prenne l’avion au plus vite.
Alors que ma mère ne puisse vivre sans lui, je ne peux pas le comprendre. Ça fait 26 ans qu’on vit sans lui, à deux. On forme une famille à nous deux. Mon père n’a sans doute pas eu le temps de faire un deuxième enfant !
Le téléphone sonne. Je décroche. C’était le collègue de mon père. On a retrouvé sa montre au bord d’un fleuve infesté de crocodiles. Le cadra en est prisé. Les aiguilles se sont arrêtées à 1h13 exactement. Je pourrai peut-être dormir calmement maintenant…