Texte 2 concours "Je suis un monstre"
Je suis un monstre comme Sagan
Avant que mon prénom ne passe de la quatrième à la première place - dans une autre vie donc - je fréquentais à Aix en Provence un petit restaurant très très bon marché, Chez Inès. Vraiment très bon marché ! Inès, la fille d’Inès et Muriel, une ancienne danseuse classique espagnole, faisaient le service, le front luisant et les cheveux en bataille comme ceux de Méduse. Étudiants, sans le sous, voyageurs au sac à dos, hippies, cracheurs de feu ou jongleurs itinérants, dealers et même personnages étranges et trop bien nippés pour ces lieux et qui venaient racoler de la fille et du garçon. Je me souviens de ce bel avocat toujours vêtu de noir, dont toute la famille était morte à Auschwitz et qui…. Non, je ne le dirai pas mais impossible d’oublier ça !
Pas question d’avoir une table pour deux, on s’asseyait où il y avait de la place. Un jour je me suis retrouvée en face d’un vieux casse-pieds qui avait été boxeur du temps où il avait des muscles et des dents et était devenu « poète », disait-il, et il barbait toute la compagnie à postillonner des poèmes que personne n’écoutait. Au début j’ai fait semblant d’écouter, puis naturellement comme il n’entendait pas abandonner une oreille captive, il m’épuisait avec « attends, écoute celle-ci, ça va te plaire » et il tournait les pages d’un petit carnet crasseux et déclamait dans sa bulle de gloire. À la fin, j’ai dû avoir un moment d’impatience qu’il n’a pas apprécié, car il m’a regardée furieux, la mâchoire comme celle de Popeye, et m’a lâché : « Toi, d’ailleurs, tu ressembles à Françoise Sagan ! ». Il était clair que ce n’était pas un compliment. Mais après ça, je me suis autorisée à ne plus me tourner vers lui et l’ignorer.
Mais voilà, quelque part je me dis que je suis le même genre de monstre qu’elle. J’ai un gros œil qui met le focus sur tout, auquel rien n’échappe. Je ne sais pas pourquoi je suis née avec ce gros œil impitoyable, mais déjà petite je devinais pas mal de choses, et faisais la différence entre ce qu’on disait et ce qui était. Comme Françoise Sagan, j’aime décrire la discrète férocité d’un certain type de personnes, la lenteur avec laquelle la dague est vrillée dans le cœur. Comme elle je connais des êtres superficiels, et combien leur inoffensivité présumée n’en est que plus dangereuse. Comme elle j’ai « trahi » et parlé.
On me dit « tu es un monstre » . On le dit avec un rire à la fois dérangé et ravi, mais on sait que j’ai raison, aussi. On sait que ce que je décris est hélas vrai.
Je suis un monstre et m’en porte bien…